Bon an, mal an, les lubies de Woody Allen s'emparent des écrans de cinéma et si ses obsessions n'ont pas vraiment changé en près de 50 ans de carrière, ses fans sont toujours au rendez-vous. Ce sont d'ailleurs et uniquement ses plus fervents admirateurs qui seront comblés par ce crû qui laisse terriblement à désirer.
Comme chaque fois que le cinéaste à lunettes n'apparaît pas devant la caméra, il fait appel à un alter ego. Il prend ici la forme de Joaquin Phoenix, qui saisit peut-être mieux les tics alleniens que Colin Firth dans son précédent Magic in the Moonlight. L'acteur, qui semble reprendre le même personnage blasé et déconnecté de son hilarant Inherent Vice, incarne un professeur de philosophie en pleine crise existentielle qui repousse à la fois les avances d'une collègue de travail (Parker Posey) que d'une jolie étudiante (Emma Stone). Il divague sur tout et sur rien, se prenant la tête inutilement, multipliant les références à Kierkegaard, Dostoïevski, Simone de Beauvoir et Emily Dickinson.
Rien de nouveau sous le soleil chez le réalisateur, qui apparaît généralement en meilleure forme. À l'instar de son héros, son dernier film semble fatigué et sur le pilote automatique, n'étant plus sauvé par des dialogues percutants et spirituels. La première partie est d'ailleurs un long somnifère indolent, rivalisant avec les pires efforts de son auteur (The Curse of the Jade Scorpion, Hollywood Ending). S'il n'était pas transcendant, un essai extrêmement superficiel comme To Rome with Love arrivait tout de même à charmer et à soutirer un sourire.
Le générique donne rapidement la puce à l'oreille. Au lieu d'entendre l'habituelle musique jazz, c'est le silence qui prend toute la place. Le créateur des classiques Annie Hall et Manhattan adore brouiller cette zone grise entre le drame et la comédie (c'était le sujet de son gentil Melinda and Melinda) et il se fourvoie cette fois dans son exécution. C'est que Irrational Man ne fonctionne pas sous le format du drame et qu'il faut attendre plus d'une demi-heure pour que le rire fasse son apparition. Dommage pour ceux et celles qui ont déjà débarqué.
La qualité du récit s'améliore grandement lorsque les enjeux se pointent enfin le nez. Notre protagoniste reprend le goût à la vie quand il se met à fantasmer sur le meurtre d'un inconnu et qu'il complote le plan parfait pour l'assassiner. Du coup, le long métrage devient léger et agréable, lorgnant vers ce que Hitchcock pouvait proposer de ludique entre deux chefs d'oeuvres. C'est là que Phoenix peut enfin briller et que Stone arrive à prendre la place qui lui revient. Les deux comédiens ont beau se battre verbalement du début à la fin à l'aide d'une voix hors champ, ce n'est que tardivement que leur chimie se concrétise réellement. Et lorsque c'est le cas, le dénouement particulièrement pétillant fait son apparition, rappelant celui de Match Point.
Contrairement à son très beau Blue Jasmine où il jouait avec sa caméra et qu'il multipliait les longs plans-séquences, Allen offre cette fois une mise en scène de papy - aussi sage que conventionnelle - avec des fondus terriblement ordinaires qui s'enchaînent. Seul un clin d'oeil à Fellini fait réellement plaisir. Peut-être sentait-il que la resplendissante photographie de Darius Khondji qui donne un souffle nouveau au Rhode Island où se situe l'action allait faire le travail à sa place.
Le scénario qui traite à nouveau de hasard, de destin et de coïncidences n'est pas particulièrement édifiant. Il se permet toutefois un exposé nourri sur l'existentialisme (sans toutefois arriver à la cheville, par exemple, d'un Sion Sono sur son renversant Tag), heurtant les pulsions de vie et de mort ou de passion et de raison, donnant du plaisir irrationnel et une liberté insoupçonnée à ses personnages qui transgressent les interdits et qui finiront, comme toujours chez ce moraliste américain, par être punis. Non, la vie n'est pas un long fleuve romantique et au-delà des idées et des pensées, il y a des gestes et des actions qui déterminent la suite des choses.
Ces thèmes plus profonds et complexes qu'ils n'y paraissent ne sont sans doute pas suffisants pour sortir Irrational Man de son marasme. Woody Allen ne refera probablement plus jamais un Zelig ou un Deconstructing Harry. Même en mode mineur, il offrait un minimum garanti qui était plus satisfaisant que cet objet usé, amusant à ses heures et oubliable le reste du temps.