Nuri Bilge Ceylan. Ce nom ne dit peut-être rien au grand public, mais il est un des cinéastes chouchous des cinéphiles du monde entier. Depuis Distant et Les climats, ses opus sont devenus des créations nécessaires, combinant les lenteurs introspectives d'Andreï Tarkovski au mal de vivre chronique d'un Michelangelo Antonioni. Entre le suspense infernal des Trois singes et la randonnée absurde dostoïevskienne d'Il était une fois en Anatolie, rien n'est à son épreuve.
Il le prouve en changeant complètement de registre avec Sommeil d'hiver, qui a remporté la prestigieuse Palme d'Or au Festival de Cannes en 2014. Se déroulant toujours dans l'Anatolie et s'inspirant à nouveau de la littérature russe (cette fois de nouvelles de Tchekhov), le réalisateur turc offre un drame de chambre dans la pure tradition de celui d'Ingmar Bergman, où la vitre fracassée d'une voiture fragilise l'existence d'un comédien à la retraite et, par ricochet, de sa soeur éprouvée et de sa jeune épouse délaissée. Au sein d'un hôtel peu fréquenté situé au milieu de nulle part, les pauvres âmes perdues tenteront de s'extirper de la boue et de la neige - réelle et métaphorique - qui les entoure.
Fidèle à ses habitudes, Ceylan traite de la solitude, de l'impossibilité de vivre ensemble et de la difficulté à communiquer. Sauf qu'il ne le fait pas par le silence, mais par la parole. Son long métrage, très verbeux, montre des individus qui passent leur temps à parler sans jamais s'écouter. Un isolement qui est renforcé par la multiplication des champs contrechamps, laissant seul les personnages à l'écran. Un procédé qui peut rappeler celui d'Asghar Farhadi dans ses excellents Une séparation et Le passé, sans l'abus de symboles de ce dernier.
S'il faut parfois bien s'accrocher au sein de ces 3 heures 16 minutes (!) de joutes oratoires et d'humiliations involontaires, il y a de quoi être récompensé presque à chaque instant. Le metteur en scène est un des plus grands esthètes du septième art moderne, créant des paysages inoubliables qui semblent s'échapper de peintures et qui décrivent parfaitement la psychologie de ses êtres qui errent. Ces derniers sont incarnés par des comédiens époustouflants comme Haluk Bilginer qui passent par toute la gamme des émotions.
Tout ceci est évidemment au service du scénario, dense, opaque mais pas impénétrable. Au contraire, c'est l'universalité de la condition humaine qui est explorée dans toute sa subtilité et ses contradictions, que ce soit la notion de moralité et de conscience. Un brin théâtrale, cette démarche aride et mélancolique ne manque pas d'ironie sèche, et si le nihilisme de l'entreprise rappelle l'immense travail du cinéaste hongrois Béla Tarr, il y a toujours une place, aussi petite soit-elle, pour le renouveau. Une rédemption certes incroyable, à la fois sociale, politique, artistique et religieuse, à condition que les jugements soient laissés au rancard. Des sacrifices qui paraissent impossibles pour le commun des mortels qui cherchent dans ce film-ci leur coin de bonheur.
Il ne faudra évidemment pas aller voir Sommeil d'hiver pour être diverti. Il s'agit d'une création âpre et exigeante qui s'étend sur plus de trois heures de paroles. Pourtant, au sein de cette froideur des sentiments, il y a l'essence même du grand cinéma, celui qui heurte les convictions et change la façon de voir le monde. Un chef-d'oeuvre? Peut-être bien.