Le « film de vieux con » de Denys Arcand n'est certainement pas con. Et il n'est même pas vieux, tout compte fait, tellement L'âge des ténèbres est un film lyrique, bourré de rêveries et de fantasmes (complètement assumés), mais résolument moderne dans sa manière d'exister. L'histoire propose le sentier à prendre pour profiter pleinement du paysage en grimpant la montagne, où chaque tableau (le film ne se termine d'ailleurs t-il pas sur une nature morte transformée en peinture?) est comme une station où se ravitailler. À chacun de choisir : jouer le jeu et emprunter le sentier, ou prendre le téléphérique et survoler jusqu'au sommet... pour arriver en grand forme, et bien déçu.
Jean-Marc Leblanc est un fonctionnaire désabusé dont le petit monde s'écroule. Entre sa femme carriériste et ses deux filles avec qui il n'a pratiquement plus de contacts, il est malheureux à la maison. Il est aussi consterné par son emploi et sa vie sans histoire. Alors il se réfugie dans ses fantasmes, où il côtoie les plus belles femmes et reçoit les prix les plus prestigieux.
Marc Labrèche est particulièrement juste dans le rôle principal. Dans ses relations d'impuissance avec sa femme et ses filles, il est brillant, spécialement touchant et désemparé. S'il est à l'aise sous les projecteurs de la célébrité - qu'il soit politicien, écrivain ou acteur - il est saisissant dans la cruauté de la réalité et dans la folie de ses fantasmes. Les femmes - ah! les femmes - qui l'entourent, de Diane Kruger à l'excellente Camille Léonard-Rioux, ajoutent de la beauté pure à ce constat désolant. Sylvie Léonard joue la même chose depuis dix ans, elle est donc dans le ton.
De nombreux caméos, particulièrement ceux de Christian Bégin en thérapeute par le rire et de Pauline Martin en spécialiste feng shui, sont à la fois dénonciateurs et amusants, comme pour faire mieux passer une pilule bien trop dure à avaler. Des clins-d'oeil rigolos à l'utilisation du mot "nègre" jusqu'à la brutalité des disputes conjugales, autant Jean-Marc Leblanc que Denys Arcand exposent leur découragement postmoderne à travers l'humour excessif du sarcasme. Rarement un film aussi drôle aura laissé aussi malheureux face à un constat d'échec.
Sauf qu'Arcand trébuche quand même quelques fois. La ridicule séquence dans les studios de Tout le monde en parle avec Thierry Ardisson est d'un ennui rare, tout comme l'humour presque puéril de la séquence médiévale, qu'on disait trop longue lors des premiers échos cannois et qui n'est finalement qu'une pause amusante dans le déroulement dramatique du film. Sinon, les effets spéciaux sont souvent ratés, malheureusement, et la transformation Rufus Wainwright-Marc Labrèche au début du film effraie dès le départ, alors que la "disparition" des égéries de Jean-Marc est un peu trop "magique".
Pas le meilleur film de Denys Arcand, on le savait déjà. Mais les plus grands déchirements sont à prévoir lorsque le Québec verra le film en décembre; certains, tout simplement déçus d'Arcand, ne pourront pas supporter L'âge des ténèbres, alors que d'autres vivront le film, plus près de Stardom que de Les invasions barbares, comme la juste caricature qu'il est, où les défauts d'une société sont relevés et soulignés au gros trait, rouge et fluorescent. Entre ça et enfiler la soutane pour faire la leçon, Denys Arcand a choisi la meilleure option.