Alors qu’on apprend tout juste que le film La vie secrète des gens heureux fera la clôture de la trentième édition du Festival des Films du monde, le 4 septembre prochain, Cinoche.com a pensé qu’une entrevue, à près de deux mois de la sortie officielle du film (le 8 septembre), serait pertinente pour parler sans pression ni prétention du film, du cinéma québécois, du processus créatif et peut-être aussi pour créer une petite attente, voire une impatience, pour un film québécois différent.
On se retrouve donc attablé dans un petit restaurant tranquille pour discuter, pour voir ce qu’aurait à dire un réalisateur et scénariste sur son film s’il fallait absolument noircir du papier. Quelques mots d’esprit marquants, quelques opinions, quelques détails sur le film.
Voyez la bande-annonce du film en cliquant ici.
Stéphane Lapointe réalise avec La vie secrète des gens heureux son premier long-métrage.
Il a déjà touché à la réalisation sur le plateau d’Hommes en quarantaine et s’applique présentement à monter et à tourner, avec Macha Limonchik, Macha and Friends (titre de travail), de Stéphane Bourguignon, 13 demi-heures attendues à l’automne.
Le cinéaste natif de Québec a participé à plusieurs émissions télévisées dès l’âge de 18 ans. Le club des 100 watts, 100 limites, puis il s’est joint à l’équipe de La jungle, l’émission de radio matinale qui a régné sur le ondes de la ville de Québec pendant des années.
« Un moment donné, j’ai eu un peu une écoeurïte de l’humour, je voulais faire autre chose. Je suis retourné à l’université en création littéraire faire de la poésie, des romans… et après je suis venu m’installer à Montréal. J’ai fait un cours métrage - Foie de canard et cœur de femme - qui a été une excellente carte de visite. »
Thomas est le fils imparfait de la petite famille parfaite de son père Bernard. Ce dernier dirige habilement une prospère entreprise d’alimentation, tandis que sa femme Solange se lance avec succès dans les jeux télévisés. Leur fille Catherine va étudier la médecine à Londres et… et il y a Thomas, qui termine un diplôme d’architecture. Complètement blasé, Thomas s’est désintéressé de son cours et erre sans but dans la vie. Jusqu’à ce qu’un jour, il rencontre par hasard Audrey, une jeune femme électrisante avec qui il va s’engager dans une relation qui va lui redonner goût à la vie… pour un temps.
La vie secrète, ou les gens heureux?
« Il y a beaucoup de moi dans le film, mais l’histoire de base n’a rien à voir avec ma vie. J’ai mis un peu de moi dans le personnage, un peu d’exagération de moi il y a plusieurs années. », affirme d’emblée le jeune réalisateur, qui parle avec passion de son premier film. « J’aime l’idée que ça commence comme une comédie romantique où tout est parfait, tout est un petit peu ensoleillé et puis ça commence à basculer. Il y a une étrangeté… C’est une belle histoire d’amour comme on devrait ne pas en vivre. »
Sauf que tandis que la date de sortie approche, que le processus de promotion et de marketing se met en branle, sans oublier cette pression supplémentaire de faire la clôture du grand festival montréalais, on sent aussi une légère crainte. « J’espère être bien reçu et sentir que j’ai ma place dans ce monde-là. J’espère que les critiques ne seront pas trop dures, que le monde va aimer ça, c’est sûr. J’ai fait un film que j’aurais aimé voir. J’aime les films qui font rire avec des choses tristes, un mélange d’humour et de mélancolie en même temps. J’ai l’impression que ça devrait toucher quand même pas mal de monde. »
Que ce soit avec ses études universitaires ou son expérience comme rédacteur, Stéphane Lapointe a beaucoup d’expérience avec l’écriture. Normal, donc, qu’il soit aussi à l’origine de l’idée et du scénario de La vie secrète des gens heureux. « Je suis arrivé avec mon scénario que je travaillais depuis à peu près trois ans, à temps perdu, et je l’ai présenté à Roger Frappier, qui m’a rappelé de New York pour me dire qu’il voulait y aller avec mon projet. »
Faire un premier film, c’est comme être le nouveau n’importe où, et c’est faire quelques concessions, et tenter d’apprivoiser, non seulement la pression du plateau, mais aussi les producteurs… « Je n’ai rien imposé, j’espérais que ça se passe bien. J’ai eu peur que les producteurs prennent le contrôle mais finalement ç’a été génial. Ils m’ont ouvert les portes et m’ont accompagné dans ma démarche. Ils ont voulu savoir ce que je voyais. Ils m’ont fait faire le film que je voulais faire. »
L’auteur du film a également en tête l'aspect commercial du cinéma. « Moi je suis vraiment tanné qu’il y ait deux genres, qu’on fasse deux classes. Il y a de la place pour une zone nuancée, avec les deux, d’auteur et commercial. Moi, mon film je pense que c’est un film d’auteur mais en même temps il y a un potentiel commercial. Je ne l’ai pas fait dans un but de faire du cash, j’ai mis mes trippes là-dedans. »
Cela commence, bien sûr, avec le choix des acteurs, qui est parfois une belle façon d’attirer un public de fans conquis d'avance. « Je me suis battu pour avoir le casting que j’ai là. Catherine de Léan n’avait rien fait avant, quand j’ai vu cette fille-là en audition c’était vraiment…j’ai dû voir toute la ville, mais elle dépassait tout le monde de dix têtes. C’était sûr que c’était elle. J’ai l’impression que ça va être un coup de foudre national pour elle et que ça va décoller. Le monde va tripper dessus. »
« Gilbert Sicotte a été écoeurant. Je suis vraiment content de l’avoir mis là. En écrivant le film, je pensais à lui. J’ai vraiment aimé ce gars-là, c’est devenu un ami d’enfance en deux mois. Il a 25 ans ce gars-là, on peut lui parler comme à un chum. »
Thomas, le mal-aimé
Thomas est donc le personnage principal, le centre de toutes les attentions, mais certainement pas le personnage le plus actif du film. « Plusieurs personnes me disaient que le personnage de Thomas ne fait rien dans le scénario, rien de positif. Moi je leur disais : « Non, esti, vous allez voir, vous allez catcher tout, à la limite on n’a pas besoin de ce texte-là. Je vais le filmer dans la classe là, il va te regarder, tu vas l’aimer tout de suite. »
« Le monde veut se rassurer avec des choses… C’est super dur lire un scénario, parce qu’il y a tellement d’invisible. Sur l’écran, il se dégage quelque chose, il y a aussi la musique, les couleurs, les personnes qui se déplacent d’une façon, les regards, il n’y a rien de ça dans un scénario. »
Et il fallait trouver quelqu’un pour incarner à l’écran, sans les paroles, ce personnage de toute façon très laconique. « Quand Marc Paquet est arrivé j’ai dit : « C’est ce regard-là, il est touchant, t’as le goût de le prendre dans tes bras et de lui dire : « Ça va aller, man, ça va aller. ». D’où vient cette attitude désintéressée? « Il se sent mal parce qu’il réalise les rêves de son père. Il ne sait pas pourquoi mais il ne se sent pas bien. Et pour ça il ne dégage pas un petit quelque chose de plus et les filles ne le regardent pas trop. »
Un personnage qui se déplace sans entrain d’un endroit à l’autre, comme un fantôme en vacances, qui subit ce qu’il vit parce qu’il se dit qu’il le faut bien, devient le personnage principal d’un long-métrage. Il faut le faire, mais voilà déjà une manière différente d’aborder le cinéma et l'académisme scolaire de l'écriture de scénarios.
Sur le plateau
Et pour pallier à ce manque de volonté du personnage principal, tout a été rigoureusement réfléchi par Stéphane Lapointe et son directeur artistique Frédérick Page. « Je suis assez minutieux, perfectionniste, je ne laisse pas grande chose au hasard. Dans la direction artistique, par exemple, j’aime ça quand l’univers parle de l’intérieur des personnages,
qu’il dégage quelque chose, qu’il travaille sur l’inconscient du spectateur, qu’on sente le malaise du personnage à cause des couleurs autour, ou des vêtements. L’appartement d’Audrey est comme une blessure, rouge. Dans le film, le rouge apparaît seulement quand Audrey arrive puis le rouge commence à gagner les autres personnages..»
Et ce n’est pas parce que c’est une première expérience au grand écran qu’on ne sait pas où on va. À l’exception que cette fois-ci, il y a une impressionnante équipe pour contribuer. « J’ai une vision quand même claire de ce que je veux faire. Je fais tout mon story-board tout seul, mais je m’entoure de monde que je respecte et je crois en leur jugement et leur créativité. »
Les acteurs
Et évidemment, les premiers membres de cette équipe agrandie sont les acteurs, le matériau, ce qu’on filme, ce qu’on voit sur les immenses toiles accrochées dans des salles sombres presque hors du monde. « Moi je contrôle l’environnement, mais les acteurs… Les acteurs emmènent tellement, c’est une jouissance. Tu as ton texte, et parfois tu doutes, mais ils vont tellement emmener l’humanité. Lui, il a travaillé le personnage, il a fait son background… c’est fou. »
« Tu ne peux pas leur dire comment jouer. Tu leur parles du personnage, et tu les laisses aller, tu n’auras quasiment rien à dire. C’est souvent juste une petite tape sur la balloune. Tu as un regard extérieur, mais dans le fond il faut que ça se rapproche de ce que le personnage a vécu, lui. »
Ce qui n’évite évidemment pas les accrochages. « La seule nuit où on a fini tard, vraiment, on a fini à 7h du matin, et à 6h15 la dernière journée, on est fatigué tout le monde et puis là il y a une scène que je trouvais compliquée et on n’avait pas de temps, et là Gilbert (Sicotte) me propose quelque chose et je n’étais pas d’accord, et il était un petit peu froissé. Dommage parce que c’est vraiment la seule fois, à la dernière journée, où c’est arrivé. »
« Gabriel Arcand aussi c’est quelque chose travailler avec lui. C’est le prof d’architecture de Thomas, et il avait des gros textes d’architecture à dire, j’avais fouillé dans des livres pour écrire un texte par rapport à ça et à la limite je ne savais pas vraiment ce que j’étais entrain d’écrire et là il me questionne là-dessus : « Quand tu parles d’un grand paradoxe du Croissant fertile… - Euh, bien tu peux changer un mot ou deux mais, mais garde le paradoxe. » Comme quoi, si le réalisateur a besoin des acteurs, l’inverse est aussi vrai.
Le cinéma québécois
On est bien entré dans les détails du cinéma québécois des dernières années. Des bons coups, des mauvais coups, mais ce n’est pourtant pas ce qui retient le plus l’attention ces dernières semaines. Le cinéma québécois manque d’argent. Robert Lepage ferme sa boîte de production, Denise Robert se fait gronder parce qu’elle utilise ses enveloppes à la performance sur d’autres projets et va dire qu’elle n’arrive pas à financer le projet de Denys Arcand… et Luc Picard appelle à l’unité.
« On devrait remettre l’enveloppe à l’équipe créative du film, pas seulement au producteur. Le duo Jean-François Pouliot et Ken Scott, de La grande séduction, pourrait avoir une chance de faire un autre film. Là, on essaie de créer un bassin de créateurs, mais avec l’argent qui est là ils vont juste pourvoir faire des films aux six ans. »
Sauf que le cinéma québécois manque aussi d’argent parce que ses recettes sont beaucoup moins importantes cette année qu’en 2005. « Je crois que c’est une question de circonstances, il y a eu des films différents, je ne pense pas que c’est le cinéma québécois qui a un problème. »
« C’est un espèce de gros luxe essentiel le cinéma, mais c’est un luxe pareil. On en a besoin pour notre identité, notre culture, et ça se promène dans le monde et c’est super important. À la limite, le Québec pourrait être reconnu dans le monde pour le Scrabble, ça coûterait bien moins cher. ».
La vie secrète des gens heureux prend donc l’affiche en septembre prochain. Et pour ceux qui ne pourraient attendre, le film sera présenté lors de la clôture du Festival des films du monde, le 4 septembre.
Finalement, on aura noirci du bon papier.