Le réalisateur acadien Rodrigue Jean, qui se consacre autant au documentaire (L'extrême frontière) qu'à la fiction (Lost Song, Yellowknife), présente cette semaine à Montréal et à Québec son long métrage documentaire Hommes à louer, qui se consacre au monde interlope de la prostitution masculine montréalaise.
« Je travaille là-dessus depuis vingt ans. C'est un milieu que je connais bien. »
« Le centre Séro Zéro s'occupe de prévention auprès des jeunes. Ils offrent des services de santé, du support, et j'ai fait le film en lien avec eux, parce que je voulais donner une balise au projet. Les jeunes vont au centre tout le temps, alors on pouvait leur rappeler leurs rendez-vous. On avait une quarantaine de jeunes, il en reste onze ou douze dans le film. »
J'imagine qu'entrer en contact avec les jeunes est le principal défi? « Oui et non. Le principal défi, c'est de produire un film comme ça, de se battre contre les institutions pour le faire. Avec les jeunes, il n'y a pas vraiment de problème. C'était la partie agréable du projet. Les jeunes décodent vite qui tu es. Tout le monde se connaît dans ce milieu-là, et les rumeurs se propagent vite... À un certain moment, ils pensaient qu'on était de la police. Mais en revenant, ils se sont vite rendu compte que ce n'était pas le cas. »
Ce sont des jeunes très conscients des problèmes et des dangers qui les guettent. « C'est leur quotidien. En Angleterre, j'avais travaillé avec le même groupe d'âge, et là-bas la classe ouvrière est très peu éduquée, tandis qu'au Québec, il y a une éducation de base. Ils raisonnent comme vous et moi. C'est ce que je voulais montrer aussi, qu'il n'y a pas beaucoup de différence, que la seule différence c'est les conditions de vie. »
Ils sont un peu menteurs, aussi... « Menteurs? C'est un film dialectique, en ce sens qu'ils vont dire quelque chose, qu'ils vont se contredire, et qu'à travers tout ça il y a la vraie personne. C'est pour ça qu'il fallait un film de longue durée. Si ça avait été un film court, ça aurait été un cliché. »
Vous avez rencontré ces jeunes sur une période de 18 mois. Faut-il vous dévoiler un peu pour qu'eux se dévoilent aussi? « Oui, il faut se dévoiler un peu, mais ça se fait naturellement. Souvent, avant les entrevues, moi je parlais pendant une demi-heure. Des fois parce que le jeune est pété, ou qu'il n'a pas dormi depuis quatre jours... Je pense que je n'ai jamais autant parlé de toute ma vie. La parole vient de la parole. »
« Et c'est pour ça que le film se fait sur la durée. Comme toi, tu me parles, comme ça, et on ne se connaît pas. Si je te demande comment va ta blonde ou si tu prends de la coke, tu ne me le diras pas. Si je te reparle dans six mois, tu vas peut-être me dire que ta blonde t'a laissé, que tu prends de la coke de temps en temps... »
« Ce qui a guidé le montage, c'est ce principe de dialectique. C'était appliqué à chacun des entretiens, à chacune des interventions. Avec une petite équipe de trois personnes, la caméra vient à disparaître, et ça devient une vraie conversation de personne à personne. L'idée, qui était un peu formelle, de faire des gros plans, c'est pour sortir les personnes de l'anecdote. Ne pas les mettre dans un milieu de travail, avec des objets ou dans un décor. Je voulais que ce soit la rue en arrière. »
Y a-t-il des incursions trop intimes? « Quand tu fais un film comme ça, c'est sérieux. Je connaissais les écueils et je savais ce que je voulais faire. Il n'était pas question de filmer les gens en situation de travail. Par respect, et de toute façon eux n'auraient pas voulu ça, et ça aurait renvoyé au cliché. On avait aussi pris la décision de ne jamais tourner quand les jeunes n'étaient pas en possession de leurs moyens. C'est arrivé une fois, dans le film, mais j'avais bien averti de ne jamais venir comme ça. Ça m'a semblé nécessaire dans ce cas-là, mais quand tu as 40 boys, qui sont sur le party, il faut que tu mettes des balises. »
Est-ce que le documentaire fait partie de votre « création » au même titre que la fiction? Est-ce que les deux doivent cohabiter? « Oui, car le documentaire, c'est une véritable leçon d'humilité pour un réalisateur. Une petite équipe, et ce besoin de s'effacer pour laisser toute la place aux autres, au sujet. C'est important de se souvenir de ça. »