Avant même sa sortie, Polytechnique créait déjà la controverse. Pourquoi faire un film sur cette tragédie? Qu'a-t-on à gagner de parler de ce carnage qui a marqué toute une société? Les deux principaux intéressés, le réalisateur Denis Villeneuve et l'actrice et productrice Karine Vanasse, nous en parlent tandis que le public peut découvrir le film dans les salles du Québec cette fin de semaine.
Karine Vanasse
On sent tout de suite que c’est un projet très spécial pour toi. « C’est le film dans lequel je me suis le plus impliquée. En même temps, c’est beau initier un projet mais il faut qu’il y ait un réalisateur qui le prenne et qui lui donne sa vision, qui lui donne ses couleurs à lui. Ça a vraiment été une chance que Denis accepte, parce que ce n’est pas un projet facile à accepter. »
« Denis c’est le réalisateur qu’on avait en tête dès le début. Je sais que c’est sa génération à lui, quand il faisait les entrevues avec les victimes il a eu le désir de rendre hommage à ces étudiants-là. »
« De mon côté, c’est sûr que j’étais très petite quand c’est arrivé, alors je ne pouvais pas me souvenir de l’onde de choc de l’époque. Le débat politique a toujours été présent autour de cet événement-là. Les gars, les femmes, les féministes, les ambulanciers, les policiers... On a un peu jeté la faute à tout le monde, en reprochant à tout le monde de ne pas avoir bien réagi. C’est beaucoup ça qui avait teinté mon imaginaire. »
« Tous les gars qui se sont fait reprocher de ne pas avoir rien fait, tu vis comment avec ça après? C’est épouvantable! »
Une fois que tout est enclenché, le Tueur est très mécanique, on le croirait impassible. « Si deux secondes il arrête pour penser, il ne le fera pas. Il y a eu plusieurs questions posées. Par exemple, la dernière fille qu’il a tuée avant qu’il se suicide, il l’a poignardée. On ne le montre pas dans le film, mais l’alarme venait de partir, il lui restait plein de balles et il aurait pu encore continuer le carnage. Mais est-ce parce qu’il a eu un contact direct avec la victime qu’il a décidé d’arrêter? Parce qu’il voulait garder la dernière balle dans son fusil pour lui? Parce qu’il a entendu l’alarme? Il y a plein de questions. »
Tout le monde n’est pas d’accord que ce projet se réalise. « Quand la nouvelle est sortie qu’on faisait un film là-dessus, moi je me suis fait traiter de toutes sortes d’affaires. C’était peut-être justifié aussi de se demander comment on allait l’aborder, mais je pense que ça a rassuré les gens de voir que c’était Denis qui était derrière le projet. »
« Il y en a qui disaient que c’était épouvantable avant même de voir des images! J’espère que les gens vont sentir le respect avec lequel on a voulu traiter ce sujet-là. »
Et en tant qu’actrice, comment s’est passé le tournage? « D’habitude, tu veux faire plaisir au réalisateur, tu veux essayer de bien comprendre sa vision. Moi, dans ce cas-là, je la connaissais depuis tellement longtemps la vision du réalisateur, j’étais tellement consciente de plein de choses, et en tant qu’actrice je voulais tellement être fidèle aux témoignages qu’on avait entendus... Je n’ai jamais vécu d’expérience comme celle-là. »
Denis Villeneuve
Crois-tu qu’on puisse théoriser le cinéma tout en le faisant? « J’adorerais ça être un intellectuel. J’ai beaucoup d’admiration pour les gens qui sont capables de théoriser et d’intellectualiser, mais ce n’est pas ma force. Je suis plus un intuitif. Quand je tourne, ça vient de tripes plus souvent que de la tête. »
Je dis ça parce que je suis convaincu que d’ici dix ans, on ferait des thèses universitaires sur les mouvements de caméra dans le film. « C’est un film qu’il a fallu faire avec beaucoup de vigilance, parce que chaque mouvement de caméra, chaque cadrage voulaient dire quelque chose. Il y avait toujours un aspect moral, politique. Où tu places la caméra pour que ça ne soit pas sensationnaliste? Pour ne pas mettre d’emphase sur sa puissance par rapport aux autres étudiants? Pour ne pas que ça glorifie quelque chose? Dans chaque plan, il fallait se poser des questions, et c’est comme si le film acceptait certains plans et en refusait d’autres. »
« Souvent, le meilleur endroit pour la caméra, c’était l’endroit le plus banal et le plus humble. Il fallait être proche des personnages et être le plus sobre possible. Essayer de sentir le moins possible la volonté de mise-en-scène. »
« L’esthétisme, c’est une force quand il épouse le propos du film. »
C’est quand même un sujet extrêmement délicat, qui a été récupéré par des groupes féministes. « Nous, on a essayé de se concentrer sur le « pendant », pas « l’après », parce que « l’après » c’est un chiard épouvantable. La fiction ça permet vraiment d’aller revivre les événements de l’intérieur. Et à l’intérieur, c’est un film de guerre, et la guerre, ça vise tout le monde. Quand il est débarqué dans l’école, les gars se sont sentis visés comme les filles. La charge de violence a été dirigée contre tout le monde. Ça n’enlève rien à la misogynie du personnage. »
« Parler de la violence faite aux femmes à travers le drame de Polytechnique, c’est ridicule, parce que c’est un geste trop extrême dans le contexte québécois, qui est assez exceptionnel dans le rapport hommes/femmes. Ce que ça permettait d’explorer c’est une certaine colère, une certaine peur du partage du pouvoir avec la femme. »
« Ceci dit, le film Polytechnique n’était peut-être pas l’occasion de parler de ces choses plus délicates et plus nuancées, parce que c’est un film de guerre. »
Justement, la caméra est très près de l’action et des comédiens. « Avant j’avais une approche très photographique, c’est-à-dire que la mise-en-scène était surtout dictée par le cadre, qui était très totalitaire. C’était des films qui étaient cadrés, et les comédiens s’arrangeaient pour être dans le cadre. Là, j’ai choisi Pierre Gill parce que c’est un cadreur instinctif de génie. C’est quelqu’un qui a un grand instinct. Plutôt que de cadrer de faire la mise-en-scène, je faisais la mise-en-scène et je lâchais Pierre... On a pris les lentilles le plus naturalistes possible, pour ne pas qu’il y ait d’aberrations visuelles, pour être proche des gens, des personnages. Le scénario ne dit pas grand-chose sur ces personnages-là. »
Il y a aussi le noir et blanc... « Je suis vraiment content que Maxime Rémillard ait embarqué là-dedans, parce que ce n’était pas donné. On a vraiment convaincu tout le monde. L’idée, c’était d’aller plus loin. Le noir et blanc, ça crée une distance poétique avec l’image qui fait que tu peux montrer des choses que tu n’aurais pas pu montrer en couleurs, parce que ça aurait été trop insupportable. En noir et blanc, tu as l’émotion, mais tu n’as pas le dégoût qui vient avec. »
« Le noir et blanc me permettait aussi de filmer des lieux qui étaient dangereusement laids, et de les rendre esthétiquement intéressants, parce qu’ils deviennent des formes géométriques qui se déplacent dans l’espace. »
Que recherchais-tu dans les comédiens que tu as choisis? « Je me rends compte, plus que j’avance dans ce métier-là, que le jeu des comédiens, c’est le casting. Ce n’est pas moi, c’est Emmanuelle Beaugrand-Champagne, c’est elle qui a fait un gros travail, c’est elle qui a pensé à Maxim Gaudette. On a rencontré à peu près 200 personnes, et Maxim emmenait une humanité, une charge de violence au personnage, une densité, une profondeur qui m’ont touchés. Probablement un des meilleurs comédiens de sa génération, je pèse mes mots. Il a un talent remarquable. Il a un puissant instinct de jeu. »
« Ça prenait des gens qui ont une grande grande présence physique, parce qu’il n’y a pas beaucoup de mots. Sébastien Huberdeau est un grand comédien aussi. Il fallait aller chercher une certaine force et une certaine sensibilité. Quand tu n’as pas beaucoup de dialogues, il faut aller chercher des comédiens qui sont très très proches des personnages. »
Est-ce que, dans cette recherche-là, la première prise est plus vive, plus brute, donc meilleure? « Pas nécessairement. On n’a pas tourné beaucoup de prise. Je ne suis pas quelqu’un qui est maniaque, j’avais des comédiens de grand talent qui livraient rapidement ce que je voulais. »
Est-ce que le film est très différent des premières versions du scénario? « Au départ, il y avait je pense 15 personnages dans le scénario. Et la vérité c’est qu’il y a des personnages qui ont été retirés au montage. Polytechnique est un film à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, c’est un film qui a beaucoup évolué dans le temps, on remettait tout en question. Plus le film avançait, plus je voulais l’épurer, l’épurer, l’épurer. »
Est-ce que tu regrettes une scène en particulier? « On avait tourné des super belles scènes avec des parents, c’était vraiment émouvant, mais j’ai toujours pensé que les parents étaient dans la salle, pas sur l’écran. Je n’ai aucun regret. Je n’aime pas ça les « deleted scenes »; un film, c’est un film, il devient vivant un moment donné, et à partir de ce moment-là, l’œuvre, il faut avoir l’humilité de la laisser vivre par elle-même avec ses défauts. Les peintres ne vont pas retoucher leur tableau... » Peut-être que s’ils pouvaient ils le feraient...« Peut-être. Jamais je ne retoucherai à un de mes films. C’est un travail d’équipe le cinéma. »