Remarqué par le superbe film d'auteur Fruitvale Station en 2013, Ryan Coogler a vu sa carrière décoller à grande vitesse grâce au solide Creed et, surtout, aux deux excellents épisodes de Black Panther. Pour sa première superproduction originale qui n'est pas basée sur du matériel préexistant, le cinéaste propose avec Sinners (Pécheurs en v.f.) une oeuvre complètement disjonctée.
Après une entrée en matière particulièrement prometteuse, le réalisateur s'amuse à jouer avec les attentes des spectateurs. Il prend tout son temps afin de camper l'époque et ses personnages. La vie est difficile en Louisiane pendant la prohibition, surtout lorsqu'on est afro-américain. Deux frères jumeaux tentent de remettre les compteurs à zéro dans cette société injuste et intolérante où la violence latente s'exprime - du moins au sein de cette production - généralement en hors champ, se devinant notamment au détour d'un champ de coton. La photographie y est sublimée, au même titre que la recréation d'époque et la direction artistique. La mise en scène hyper soignée compte autant sinon plus que l'intrigue qui s'y déroule et qui prend tout son sens dans la seconde partie.
C'est là que le film verse dans l'horreur, l'outrance et le surréalisme. Une fête se transforme en cauchemar sanguinaire lorsque des vampires débarquent sans crier gare. Un peu plus et on se croirait devant un remake à peine déguisé de From Dusk Till Dawn, le long métrage culte de Robert Rodriguez qui mettait en vedette George Clooney et Quentin Tarantino. Mais le récit haletant baigné dans l'humour noir ne s'arrête pas là, lorgnant parfois la romance sexy, parfois le western brutal façon Sam Peckinpah. Jusqu'à une conclusion tragique et bordélique à souhait où se côtoient le pire et le meilleur, des scènes d'un kitch absolu et d'autres carrément phénoménales.
Les meilleurs moments de l'ouvrage se déroulent cependant à mi-chemin, lorsque les personnages s'extraient de la misère et du racisme ambiant en se réfugiant dans une grange. Un lieu clos et sécuritaire où ils peuvent boire, danser et s'amuser. Cette image forte n'est pas sans rappeler le brillant épisode Lovers Rock de la série Small Axe de Steve McQueen. La musique devient un personnage à part entière, accaparant totalement l'écran. Imparable, la bande sonore de Ludwig Göransson (oscarisé pour Oppenheimer et Black Panther) ne s'oubliera pas de sitôt.
Les mélodies blues s'avèrent également une ode à la résistance. Elles rappellent les fantômes du passé et bercent les âmes noires du sud des États-Unis qui doivent se battre au quotidien. Comme chez Jordan Peele (Get Out), le fantastique se révèle la métaphore subversive de maux bien réels. Ce n'est guère surprenant que les vampires prennent d'abord possession de membres du Ku Klux Klan, avant de détruire la personnalité de la communauté afro-américaine. C'est en se rappelant ses racines et en luttant, coûte que coûte, qu'on finit par exister réellement.
Le personnage le plus intéressant joue de la guitare et il est campé avec verve par Miles Caton. C'est lui qui doit affronter le mal et il est aidé par Michael B. Jordan qui incarne deux frères jumeaux. Une mode cette année après Robert De Niro dans The Alto Knights et la multiplication de Robert Pattinson lors de Mickey 17. L'acteur fétiche du cinéaste livre une nouvelle performance étincelante et sa confrontation avec lui-même rappelle la dualité qui sommeille au fond de chacun de nous.
Sinners n'est évidemment pas une oeuvre parfaite. Beaucoup trop long, poussif et doté d'un rythme inégal, le film risque autant de fasciner par sa façon d'agencer ses thèmes sociaux à l'action que de déconcerter par son mélange disparate de genres. Il faut tout de même souligner le courage de Ryan Coogler qui dépoussière la superproduction en l'amenant loin des sentiers battus, transcendant par la même occasion le simple long métrage vampirique. Seulement pour ça, l'effort mérite le détour.