En compagnie du vénérable Sidney Poitier, Denzel Washington est certainement le plus grand acteur afro-américain vivant (désolé Morgan Freeman et Samuel L. Jackson). Le comédien tient des rôles majeurs au cinéma depuis tellement longtemps qu'on finit par oublier son immense talent. Cela faisait cependant des lustres qu'il n'avait pas eu un personnage aussi intéressant à défendre que dans Fences. Il faut pratiquement remonter à l'excellent Malcolm X de Spike Lee en 1992 pour en trouver un.
Il est le coeur et l'âme de ce long métrage, qu'il avait d'ailleurs joué sur scène en 2010. Il incarne un père frustré par les inégalités ambiantes qui finit par se venger sur sa propre famille, devenant l'ennemi qu'il est en train de combattre. Dès la première phrase de l'ouvrage, avant la moindre image, on lui rappelle de ne pas mentir et ce sont les perceptions souvent faussées de cet être à la fois charismatique et violent que l'on va suivre. Un type séducteur et autodestructeur qui met tout le monde dans sa poche, qui veut le meilleur pour son entourage et qui n'y arrive pas toujours. Un ange doublé d'un tyran (ou vice-versa), figure complexe et hantée, ravagée par un ego démesuré et une fierté qui le rend aveugle. Le parfait antihéros, beaucoup plus traître que dans le surestimé Training Day qui lui a valu un Oscar parce qu'il jouait un méchant.
Ce que Denzel Washington n'est malheureusement pas encore est un grand cinéaste. Fences s'inscrit donc comme ses précédentes créations The Great Debaters et Antwone Fisher dans cette catégorie au sujet important et inspirant qui fait continuellement de l'ombre à sa réalisation. Le récit est inspiré d'une pièce de théâtre et la mise en scène conventionnelle le rappelle constamment. Ce qui compte, ce sont les échanges vibrants entre les excellents interprètes (mention spéciale également à Viola Davis qui pleure mieux que personne). On pourrait pratiquement regarder cette production extrêmement verbeuse qui traîne en longueur les yeux fermés. Cela empêcherait de voir tous ces malheureux plans rapprochés qui enlèvent le fameux pouvoir de la suggestion.
Se déroulant à Pittsburgh dans les années 50, la pièce écrite par le regretté August Wilson en 1983 et qui s'est méritée le prestigieux prix Pulitzer demeure pleinement d'actualité. Il est question de racisme, de problèmes sociaux et de ces circonstances universelles (la couleur de la peau, les conditions économiques) qui figent presque à jamais l'être humain. Ce mélange de rêves et de réalité implacable, d'héritages qu'on lègue sur fond de marginalité et d'oppression. Une sorte de King Lear en moins tragique ou un proche cousin de Death of a Salesman. Des thèmes primordiaux qui sont toutefois amenés un peu lourdement, à grand coup de métaphores et de symboles aussi évidents que le baseball et cette clôture du titre que le protagoniste tarde à reconstruire. Celle qui garde le clan en sécurité et qui, paradoxalement, limite chacun de ses membres.
S'inscrivant dans l'ère du temps sans être aussi touchant que Loving et renversant que l'éblouissant Moonlight, Fences s'avère une oeuvre honnête qui vaut le détour principalement pour la riche composition de Denzel Washington. Alors qu'on pensait que Casey Affleck allait obtenir son Oscar les doigts dans le nez pour le déchirant Manchester by the Sea, le vétéran acteur apparaît au tournant pour créer un semblant de compétition. La lutte risque d'être amplement disputée.