Le succès mondial remporté par le film Intouchables est inédit. À ce jour, aucun film français (de langue française) n'avait été aussi populaire sur la scène internationale. Un exploit d'autant plus surprenant que ce record a été obtenu avant même que les États-Unis n'obtiennent les droits de distribution et sans aucune nomination aux Oscars. En France, le film cumule un impressionnant 19 millions d'entrées (1 spectateur = 1 entrée), talonnant Bienvenue chez les Ch'tis (20 millions d'entrées), un succès que l'on croyait inégalable tellement il avait fracassé le précédent record. Après avoir cartonné dans son marché local, normal que le film ait ensuite été distribué aux autres pays d'Europe où, encore une fois, le film a surpris par sa capacité à attirer les foules. Naturellement, il reste à voir si Intouchables saura plaire ici. Mais même si les Québécois se déplacent en masse, ce n'est pas en auditoires que le box-office sera comptabilisé en nos terres, mais bien en dollars. Car aussi près des États-Unis, c'est avant tout la business qui parle.
En fait, le Canada (et le Québec) n’est pas considéré comme un marché à proprement parler par nos voisins du sud. Pour eux, le Canada est considéré comme faisant partie du domestic market, et dans les chiffres du box-office nord-américain qui sont publiés tous les lundis, les recettes du Canada (et du Québec) sont absorbées et incluses au total, sans aucune possibilité de déterminer la part attribuable aux cinéphiles canadiens. Le système de comptabilisation en dollars pose bien des maux de tête à tout chercheur, journaliste, analyste ou curieux qui voudrait pouvoir comparer les titres à succès entre eux... la base de comparaison étant aussi instable qu'un sol argileux.
Le problème est facile à comprendre. En premier lieu, il faut souligner qu'un dollar en 1980 et un dollar en 2012 n'ont pas la même valeur, à cause de l'inflation. Donc, le box-office cumulé par un titre dans les années 80 et celui comptabilisé par un autre en 2012 ne peuvent pas être comparés empiriquement, sans calculs laborieux. De plus, le dollar américain et le dollar canadien n'ont pas la même valeur à cause du taux de change, et même si les Américains ont toujours considéré qu'un dollar canadien égalait un dollar américain pour ne pas avoir à calculer d'équivalence, il n'en demeure pas moins qu'un titre ayant obtenu, au pro rata, un plus grand succès ici qu'aux États-Unis, devrait théoriquement avoir un box-office inférieur à celui d'un autre titre ayant été plus populaire aux États-Unis, vu qu'historiquement, le dollar canadien a toujours été de valeur inférieure au dollar américain. Et nos voisins du sud, pour compliquer un peu plus les choses, calculent les box-offices en dollars bruts, donc avec taxes, alors que chaque état américain et chaque province canadienne a un taux d'imposition différent. Pas de valeur absolue ici, seulement un paquet de variables territoriales et historiques extrêmement complexes à considérer et pratiquement impossibles à démêler pour quiconque ne s'y connaît pas.
Or, la problématique se pose d'autant plus fortement lorsque des titres connaissent un parcours exceptionnel. Lorsqu'Avatar a pris l'affiche et s'est maintenu en tête du box-office mondial pendant des semaines, ce n'était qu'une question de temps avant qu'il ne fracasse le record précédent. Tous les analystes et journalistes attendaient le point tournant où le compteur d'Avatar surpasserait celui de Titanic et le jour où cela s'est produit, des milliers d'articles ont été publiés dans le monde entier, faisant les choux gras du distributeur (20th Century Fox). Cela a d'ailleurs probablement contribué au fait que Fox ressortait une version allongée, quelques mois à peine après la fin de la première exploitation, dans le but de remplir un peu plus les coffres. Or, selon Box Office Mojo, si l'on ne considère que le marché américain, le record supposément détenu par Avatar serait en fait toujours détenu par Gone with the Wind, si l'on tient compte de la valeur réelle du dollar après inflation. C'est donc dire que l'outil de mesure est en soi biaisé et un véritable cauchemar statistique.
Et tout ceci est sans compter qu'une variable supplémentaire a récemment fait son apparition avec l'arrivée du numérique. L'augmentation périodique du prix du billet est un fait historique et s'expliquait généralement par l'inflation. Traditionnellement, seuls les films IMAX avaient un prix plus élevé, mais désormais, avec les nouvelles technologies offertes en salles (3D, D-Box, AVX, etc.) et la diversité inhérente aux possibilités offertes par l'exploitation numérique, la disparité dans les prix rend très difficile l'analyse du box-office. En effet, pour le même box-office (disons 50 millions $), un film exploité en 3D et un film exploité en 35 mm ou en 2D normal n'auront pas connu le même succès populaire : le film en 3D verra son box-office gonflé artificiellement, seulement à cause de la surcharge au niveau de l'admission (variant d'une salle à l'autre, entre 2$ et 5$), mais concrètement, moins de gens se seront déplacés pour le voir.
Et c'est là qu'un système comptabilisant en entrées, donc en auditoires, est beaucoup plus fiable et pertinent. Nos amis européens l'ont bien compris et en France, c'est depuis 1945 que le box-office est comptabilisé en entrées. Parce qu'une personne en 1980 et une personne en 2012 sont équivalentes, peu importe l'argent que contient son portefeuille, l'indice du succès d'un film est grandement simplifié. D'autant plus qu'en France comme au Québec, la cinématographie nationale est subventionnée par l'état (donc par les contribuables), il est plus représentatif, pour connaître l'impact réel d'un film sur le public, de savoir combien de gens l'ont vu en salles.
Pour l'instant, le système ici n'a pas l'air de vouloir changer, les Américains imposant leur loi. Par contre, avec toutes les révolutions dans le domaine de la distribution cinématographique, il est possible que certains réajustements soient nécessaires pour tenir compte de la réalité. Car avec la mondialisation, les succès commerciaux à l'international pour des titres comme Intouchables risquent de se multiplier, chose que les Américains comprennent encore très mal. Ce sont pourtant eux qui constatent que les salles de cinéma se vident, mais la diminution de la fréquentation en salles est éludée par une augmentation apparente des recettes guichet (dû au gonflement artificiel du prix du billet). Cela met en relief toutes les failles d'un système basé sur une réalité économique plutôt qu'humaine et les studios devront sûrement réévaluer leurs priorités dans un avenir rapproché. Car à force de comparer des pommes et des oranges, la seule chose que l'on obtient, c'est une salade de fruits...