Fort de son Grand Prix au Festival de Cannes (deuxième en ligne derrière Le ruban blanc, qui demeure l'oeuvre la plus forte à avoir ébloui la Croisette en 2009), Un prophète arrive sur les écrans porté par une rumeur extrêmement favorable et amplement méritée. Le film de Jacques Audiard s'avère être d'une puissance exemplaire, autant dans ses aspects pratiques (les comédiens sont tous excellents) que ses thématiques éloquentes. Quelques accrocs mineurs l'empêchent cependant d'atteindre la perfection évoquée par l'enthousiasme cannois. N'en demeure pas moins un film d'exception.
Condamné à six ans de détention, Malik El Djebena, 19 ans, ne sait ni lire ni écrire lorsqu'il entre en prison. Il se place donc sous la protection de la mafia corse, qui a le contrôle absolu de l'établissement, et devient coursier et l'assistant personnel du chef, César Luciani. Au fil des ans, Malik développe ses propres contacts, forme ses propres alliances et établit un réseau de trafiquants de drogue efficace et prospère. À sa sortie de prison, Malik est le chef d'un véritable empire.
Le jeune premier Tahar Rahim incarne à merveille ce Malik El Djebena qui, d'adolescent illettré, devient un homme confiant et respecté à la tête d'un important réseau de criminels alors qu'il est derrière les barreaux. C'est le regard rigoureux du réalisateur sur ce monde carcéral, qui obéit à ses propres règles, et la capacité d'adaptation du personnage qui font toutes les qualités du film. L'histoire, qui est relativement peu inventive, demeure palpitante du début à la fin malgré tout puisqu'Audiard y ajoute le concept du temps qui passe, et qu'il raconte sans empressement cette transformation. Autant Rahim peut être renversant, autant il est à la remorque d'un Niels Arestrup plus grand que nature; frisant (sans l'outrepasser) la caricature shakespearienne, ajoutant à la noblesse qui enrobe Un prophète. Qui fait de lui bien davantage qu'un « film de prison ». Un « film de prisonniers » serait déjà plus exact, et encore, on n'y serait pas tout à fait...
Certaines scènes, dont le traitement plus onirique détonne avec la rigueur que l'on s'imposait jusqu'alors - celles qui simplifient à l'excès la vie hors des murs de la prison - viennent freiner le développement dramatique soutenu de l'avancement hiérarchique de Malik. Dommage car la grande qualité d'un personnage comme lui, c'était qu'il est intelligent et patient. Il ne doit pas (ou si peu) son ascension sociale aux soubresauts de la chance et aux aléas du destin; cela le rend plus « héroïque » et le place même du côté des gentils malgré ses crimes répétés. Lorsqu'il improvise, lorsqu'il a un coup de chance (comme lors de cette tentative d'assassinat, merveilleusement filmée au demeurant), il perd de son aura si patiemment élaborée par une accumulation de petits gestes probants et minutieux.
La véritable puissance du film est retrouvée lors de la scène finale, qui illustre sans appuyer inutilement (c'est-à-dire en faisant confiance à l'intelligence du spectateur). C'est quand la prison n'est plus une prison mais un refuge - résultat de cette magnifique construction scénaristique - que le propos du film atteint son apogée, le sommet de son intelligence. Malik, joggant seul dans une cour fermée pendant que les détenus s'entre-déchirent, est au faîte de sa puissance. Ou lorsqu'il marche en s'éloignant de la prison, suivi par sa garde rapprochée. On n'a pas besoin d'en rajouter : Audiard, son cinéma, son film, son héros, sa mise-en-scène, tous s'allient pour convaincre qu'Un prophète est, par ses intentions autant que ses résultats, le film français de l'année.