Les films sur l'holocauste sont nombreux. Il n'y a pourtant aucun qui ressemble à The Zone of Interest, Grand Prix au dernier Festival de Cannes. Un véritable tour de force de son créateur Jonathan Glazer, qui propose une oeuvre aussi puissante et accomplie qu'Anatomie d'une chute de Justine Triet... dans un registre bien différent.
Ce projet hors norme se déroule à quelques centimètres d'Auschwitz (il a été tourné sur place), dans la luxueuse maison de son commandant (Christian Friedel). Son épouse (Sandra Hüller) construit une vie de rêve pour sa famille, faisant fi de ce qui se passe autour d'elle.
Adapté du roman de Martin Amis, le long métrage ne tarde pas à glacer le sang. Face à l'horreur en place, les géants de ce monde s'amusent. Entre jouer à l'autruche et collaborer aux atrocités, il n'y a parfois qu'un pas. Une métaphore qui s'applique à toutes les crises, d'hier à aujourd'hui.
Le scénario minutieux et attentif se colle à la routine morne et souvent ennuyeuse de ces gens, dont les problèmes ne sont pas les mêmes que leurs voisins. Entre se prélasser dans le jardin, se baigner ou lire Hansel et Gretel, le pire qu'il peut arriver est d'attraper un coup de soleil ou de se cogner contre la servante qui n'aura pas le droit à la parole. Un constat qui est décrit par une ironie sèche et cynique que n'aurait pas reniée Michael Haneke ou Ulrich Seidl.
La caméra s'applique à filmer ce quotidien dans le moindre détail, multipliant les prises de vue de la maison et de leurs occupants. Rien n'échappe à la photographie de Lukasz Zal (Cold War). Il ne manque que l'essentiel : ce qui se passe de l'autre côté du mur. Le camp, ses prisonniers, ses atrocités : rien n'est jamais montré, hormis de la fumée. Le hors-champ est le véritable personnage de l'ouvrage, obligeant le spectateur à imaginer ce qu'il entend. À ce sujet, le travail sonore s'avère exemplaire tant les bruits effroyables sont omniprésents.
Auteur d'opus inclassables comme Under the Skin, Birth et Sexy Beast, Jonathan Glazer propose ici un autre film de monstres. Le plus terrible et le plus déconcertant, car le plus réel et le plus universel. Le mal sommeille juste à côté de nous, au grand soleil, et rien ne peut l'arrêter. Quand la musique malsaine de Mica Levi embarque et que le fantastique - réel ou halluciné - se pointe le nez à l'horizon, on ne peut que retenir son souffle tant la tension est palpable.
Ce n'est pas surprenant que les êtres qui y habitent, les âmes mortes chères à Gogol, ressemblent à des zombies en mouvements. Méthodiques, appliqués, ils s'avèrent déshumanisés. Cela n'enlève rien aux prestations impeccables de Christian Fridel et de Sandra Hüller.
L'émotion est pourtant abondante lors de la conclusion qui, par une ellipse incroyable, ramène le drame en plein visage. Puis elle retourne auprès du protagoniste qui s'enfonce dans l'Enfer, sombre et sans lumière. Un symbole puissant, presque autant que l'introduction qui résume tout ce qui suit. Un long plan noir où l'on ne voit rien, mais où l'on entend tout, dont ces échos de voix qui semblent provenir d'outre-tombe.
Le plus fascinant dans The Zone of Interest, c'est qu'on peut l'intellectualiser ou, au contraire, vivre le long métrage comme une expérience viscérale. Dans tous les cas, on n'en ressort pas indemne, et le film risque de nous hanter à jamais. À découvrir en programme double avec le remarquable Le fils de Saul pour mieux comprendre comment le cinéma est un art immense pour parler des pires tragédies.