Pourquoi tourner un film lorsqu'on peut en tourner quatre? C'est la magie du cinéaste Yorgos Lanthimos qui débarque avec Kinds of Kindness, trois moyens métrages qu'il a secrètement mis en scène pendant l'élaboration de Poor Things qui, du festival de Venise (Lion d'Or) à la cérémonie des Oscars (quatre statuettes), fut l'une des oeuvres les plus acclamées de la dernière année.
Cela ne risque pas de se reproduire avec sa nouvelle création qui, malgré quelques moments inoubliables, s'adresse d'abord et avant tout à ses fans invétérés.
Il y a plusieurs séquences disjonctées dans The Death of R.M.F., un premier segment assez jouissif sur un homme qui cherche à se libérer de son destin tout tracé. Dire enfin non à son patron est une chose, mais il faut l'assumer jusqu'au bout.
Les étincelles sont déjà plus clairsemées sur R.M.F. is Flying, un second tronçon aussi noir que jubilatoire, où un flic est convaincu que son épouse retrouvée n'est pas la sienne. Une prémisse digne d'une série B de science-fiction qui finit pourtant par faire sourire et même glacer le sang.
Beaucoup plus brouillon, R.M.F. Eats a Sandwich s'avère l'épisode le plus faible du lot. Et de loin. Entre les rêves délirants d'une femme et les activités d'une secte, l'effort tourne rapidement en rond.
Il n'y a sans doute rien de plus ardu à réussir qu'un film à sketches. Ils sont généralement inégaux et éparpillés, étirant une excellente idée jusqu'à la dénaturer de son essence. Pour une réussite éclatante comme Les nouveaux sauvages, il y a plusieurs propositions cinématographiques beaucoup plus oubliables.
Kinds of Kindness fait partie du lot, se situant quelque part entre le rigolo French Dispatch de Wes Anderson et le beaucoup plus quelconque The Ballad of Buster Scruggs des frères Coen.
Si l'ensemble traîne en longueur, s'étirant sur près de trois heures, il n'a, ironiquement, pas grand-chose à dire. Les réflexions sur le genre humain se transforment rapidement en transgressions, le réalisateur grec étant plus intéressé à intégrer des éléments violents et sexuels pour choquer gratuitement.
Ce qui était avant si étrange, si original et si dérangeant prend une tournure beaucoup plus mécanique et prévisible, sentant la formule à plein nez. L'humour cynique est toujours au rendez-vous, c'est l'enrobage nihiliste et misanthrope qui se renouvelle difficilement.
Il est pourtant toujours question de contrôle, d'emprise et de possession, les thèmes de prédilection de son auteur. Cette soumission volontaire ou pas où l'individu tente d'affirmer son identité... à ses risques et périls. Une quête identitaire qui épouse celle de Lanthimos. Il renoue ici avec son co-scénariste Efthymis Filippou, avec qui il a offert les brillants Canine et The Lobster. Sauf que tout n'était pas rose dans cette association. Il y a eu The Killing of a Sacred Deer, probablement son meilleur film en carrière, mais également Alps, un de ses moins convaincants.
Ce retour aux sources lui permet toutefois de s'amuser sans trop se casser la tête. Ludique et futile, Kinds of Kindness n'en est pas moins divertissant comme peut l'être une production estivale. Surtout que le scénario s'amuse à créer des liens et des clins d'oeil entre les trois histoires labyrinthiques, les transformant en de véritables fables grecques où l'aliénation et la paranoïa mènent le bal.
Le cinéaste se débarrasse également de l'esthétisme ultra chargé et m'as-tu-vu de The Favourite et Poor Things. Cela ne rend peut-être pas l'effort moins maniéré, mais certainement moins bizarre pour rien. Sa mise en scène, toujours impressionnante de virtuosité, est un véritable plaisir à regarder (les plans soignés forcent l'admiration) et à écouter (l'alternance entre les choeurs dissonants à la Midsommar et les notes obsédantes au piano façon Eyes Wide Shut ne laissent pas indifférent). Les excès sont toutefois rapidement atteints et seuls les acteurs peuvent modifier la donne.
Cela tombe bien, les moyens métrages bénéficient de l'apport d'excellents interprètes qui s'amusent à changer de peau. Il y a Emma Stone, évidemment, muse du réalisateur qui vient de remporter l'Oscar de la meilleure actrice pour Poor Things. Mais on retrouve également Willem Dafoe, Margaret Qualley, Hong Chau... Une véritable troupe de comédiens, à l'instar de celle forgée par Alain Resnais et Robert Guédiguian.
Jesse Plemons ne tarde pas à voler la vedette. Avant cette année, il était encore considéré comme un ersatz de Matt Damon. Sauf que dans les derniers mois, il a personnifié l'être le plus inquiétant de Civil War (en donnant la réplique à son amoureuse Kirsten Dunst) et il a mis la main sur le prix d'interprétation masculine à Cannes pour Kinds of Kindness. Une distinction parfaitement méritée tant il est ici hallucinant. S'il incarne trois rôles distincts, ses personnages sont souvent prisonniers de dualités, l'amenant à se réinventer complètement, parfois dans la même scène.
Sans l'apport de Jesse Plemons, Kinds of Kindness serait un triptyque plus ou moins inspiré de la part de Yorgos Lanthimos, dont le théâtre de cruauté ne séduit plus autant qu'avant. Peut-être que le cinéaste avait besoin de se tourner vers le passé pour conclure son cycle de création. En espérant que celui qui va débuter va amener le cinéphile vers des zones un peu différentes.