Sorry to Bother You est à 2018 ce que Get Out était à 2017 : une oeuvre riche, brillante, hilarante et inquiétante sur le rapport de classes entre le cinéma blanc dominant et les autres formes de septième art qui cherchent à s'affranchir de leurs chaînes. À coup sûr un des meilleurs films de l'année.
Il ne faut évidemment pas se fier à l'entrée en matière, placée sous le mode de la comédie légère, rudimentaire et un peu répétitive. C'est là qu'on découvre un couple fauché, aimant malgré les intempéries. Pendant que madame s'émancipe comme activiste, monsieur vient de décrocher un emploi pour faire du télémarketing. L'humour gentil et irrésistible fait mouche, annonçant une de ces créations tendres, ludiques et romantiques comme il y en a plein.
Ce ne sera pas le cas, bien au contraire. Notre héros noir découvre rapidement que pour s'élever socialement, il n'a qu'à utiliser sa voix blanche cachée en lui. Un secret bien gardé qui marche à tous les coups, ensorcelant ses clients au bout du fil. La promotion tant escomptée est enfin là. Mais saura-t-il l'accepter alors que ses collègues sont sur le point de s'unir afin d'améliorer leurs conditions de travail?
Voilà un opus bien de son temps, qui confronte succès individuel au sort collectif, créant des liens insoupçonnés entre travail, pauvreté et esclavage. Un clash d'idées et de valeurs se manifestant à la fois dans la sphère privée et publique, un peu de la façon du récent et excellent Isle of Dogs. Le tout est enrichi d'une mise en scène expressive et d'interprètes épatants, où l'on retrouve Lakeith Stanfield (découvert dans Short Term 12), Tessa Thompson (la Valkyrie de Thor: Ragnarok) et Armie Hammer (Call Me by Your Name), désopilant en PDG sans scrupule. Une progression en apparence classique et menée avec entrain pour cet héritier du mythique brûlot Do the Right Thing de Spike Lee.
Si ce n'était que ça, cela serait déjà beaucoup. Sauf que le scénariste Boots Riley a bien plus d'ambition. Pour son premier long métrage, le leader radical du groupe hip hop The Coup vise la satire totale. Celle que l'on peut prendre à différents degrés, toujours avec le même plaisir. Pourquoi choisir entre la farce, la romance et le social alors que l'univers des possibles est réuni à la même enseigne? Avec en plus des soupçons de science-fiction et d'horreur?
Le script d'une intelligence foudroyante s'amuse à sortir des sentiers battus, à mettre en pièce les clichés. La fantaisie est reine, offrant aux cinéphiles tout un tour de montagnes russes. Il débute lentement et doucement, se moquant allègrement de la télévision spectacle et de l'appât du gain, à coup de moments cocasses où la mise en scène revigore avec bonheur le montage. Puis l'action s'intensifie, le drame cogne allègrement à la porte. Avant qu'on découvre le complot en place, ce cauchemar surréel qui laisse béat et qu'il ne faut surtout pas dévoiler... Comme variation sur le chef-d'oeuvre Metropolis de Fritz Lang, le résultat s'avère brillant.
Tout cela ne se fait toutefois pas au détriment des êtres en place, de leurs causes et de leurs aspirations. Il y a un réel problème de société et si Sorry to Bother You ne l'évoque pas toujours de la façon la plus subtile, sa démonstration cinématographique force l'admiration. Cet art peut être pratiqué autrement, ce que s'applique à démontrer ce futur film culte.