Lorsqu'on est un artiste accompli, on devrait tout se permettre. Mais rares sont les cinéastes qui le font. Une des seules exceptions est Terrence Malick... ce qui semble plaire de moins en moins à ses puristes! Le grand réalisateur américain avait habitué ses admirateurs à un faible rythme de production ponctué de classiques du septième art (comme Days of Heaven et The Thin Red Line). Depuis son chef-d'oeuvre The Tree of Life en 2011, les films se sont multipliés et il s'est complètement métamorphosé, sans pour autant perdre sa touche unique. Bien qu'il y aura toujours des cinéphiles attachés au passé, c'est normal d'évoluer et de prendre des risques en essayant autre chose.
Combinant les amourettes un peu kitch de To the Wonder à la fable existentielle de Knight of Cups, Song to Song s'avère une nouvelle oeuvre radicale, à prendre ou à laisser. Sans doute qu'il est facile de s'enfermer dans son cynisme et détourner le regard en maugréant. Il n'y a encore une fois aucune histoire et beaucoup de voix hors champs, des allusions spirituelles et la plupart des tics du créateur sur la femme source de vie et la nature salvatrice. On rajoute à cela de sévères répétitions ainsi qu'un rythme chancelant et on se retrouve pratiquement devant une parodie prétentieuse de son cinéma, qui devient peut-être moins vivifiante lorsque le spectateur y est exposé année après année.
Ce serait pourtant injuste d'agir ainsi envers cette production audacieuse, qui élève ceux et celles qui s'y investiront corps et âme. Le long métrage est un véritable poème cinématographique, opaque et insaisissable, qui pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses. Dans un univers de sexe, de drogues et de rock'n'roll, quelques esprits perdus aspirent au bonheur et au succès. C'est La La Land à la sauce expérimentale, où les plus grandes stars du moment mettent leur talent au profit de l'Art. Le sentiment d'errance n'aura jamais été aussi frappant depuis les immenses fresques d'Antonioni (plus personne n'est capable de communiquer, ce qui explique la présence presque exclusive de la voix-off), alors que cette vacuité du quotidien qui brouille réalité et imaginaire rappelle quelques sommets de Fellini, dont le sublime Juliette des esprits.
Dans ce monde où tout n'est qu'apparences, la photographie magnifique d'Emmanuel Lubezki transcende la laideur pour faire triompher la beauté. Le lyrisme fulgurant s'apparente à un songe, à un rêve éveillé qui détourne la mémoire et nous pousse à nous questionner sur ce qui défile sous nos yeux. Le temps se mélange, les lieux se confondent et l'expérience sensorielle de type cinétique n'en est que plus grande. L'émotion au demeurant glaciale finit par bouleverser et même par hanter.
Évidemment que ce n'est pas tout le monde qui va y adhérer. Même les inconditionnels du metteur en scène ne le trouveront pas toujours inspiré. Il y a toutefois une grâce qui fait parfois toute la différence et qui permet, l'espace de deux heures, de se rappeler que le cinéma peut s'échapper de ses balises pour toucher différemment. Qui d'autre que Terrence Malick peut évoquer les réminiscences les plus intimes à l'aide de simples chuchotements ou demander aux si occupés Rooney Mara, Ryan Gostling, Michael Fassbender et Natalie Portman d'être aussi évanescents afin d'évoquer ce vide de l'existence? Personne. Entre sublime et ridicule, la ligne est parfois mince et l'opus exigeant se tient généralement du bon côté.