Les Palmes d'Or font rarement l'unanimité. Ce fut le cas cette année avec Triangle of Sadness, une comédie cinglante qui pourrait paraître brillante ou grossière selon les appétits.
Elle est issue de l'imaginaire tordu de Ruben Östlund, dont le précédent film The Square avait également remporté la Palme d'Or en 2017. Son obsession est de cumuler les malaises jusqu'à rendre le spectateur inconfortable, ne sachant pas trop s'il doit hurler de rire ou trembler d'effroi. Le cinéaste suédois remet ça avec sa nouvelle missive qui n'épargne rien ni personne. Le long métrage, séparé en trois chapitres de genres différents et de durées variables, va du micro au macro dans sa façon de matérialiser tous les maux de la société.
Le récit débute en force en ébranlant les fondements du couple, rappelant la charge de Force majeure qui avait révélé le cinéaste à l'échelle internationale. L'argent sépare de plus en plus un mannequin (Harris Dickinson, en belle forme après plusieurs rôles oubliables) et une influenceuse (la regrettée Charlbi Dean), offrant au passage de nombreuses engueulades assassines que n'auraient pas reniées Ingmar Bergman. Le ton verbeux assoit des visions contrastées du bonheur superficiel, alors que les champs-contrechamps isolent les êtres dans leur solitude.
Puis ce duo est transporté sur un yacht de luxe, peuplé de bourgeois insupportables qui ne pensent qu'à s'amuser et à se faire servir. La lutte des classes peut commencer, ce qui donne des séquences désopilantes, dont une séance de vomi qui n'a rien à envier à celle de La grande bouffe. L'ensemble plutôt inégal se dégonfle quelque peu à mi-chemin et la qualité des gags ne fait pas dans la demi-mesure (la confrontation entre le capitalisme et le socialisme laisse sur sa faim), ce qui n'empêche pas le scénario de convier l'esprit de Luis Bunuel.
Le tout se termine un peu à la façon de Lord of the Flies, alors que de nouveaux rôles sociaux seront à établir entre les riches et les pauvres. Cette dernière partie, plus longue et moins convaincante que les précédentes, est sans doute le talon d'Achille de la production, tant cette façon de réimaginer le vivre ensemble sent le déjà-vu. Il y a pourtant quelques idées saugrenues qui s'en dégagent, dont une finale à glacer le sang.
Adepte d'un cinéma libre et radical dont les influences vont des oeuvres tchèques des années 1960 aux classiques de Lina Wertmüller et de Dusan Makavejev, Ruben Östlund s'en donne à coeur joie dans ce projet iconoclaste et cynique à souhait, qui surprend par la férocité de ses dialogues et la virulence de ses situations. Ne débute-t-il pas en lançant de la peinture sur des corps « parfaits » afin d'annoncer son processus de destruction des règles établies?
Évidemment, on pourra voir dans cet acte une satire politique inoffensive et faussement transgressive, qui s'attaque uniquement à des êtres antipathiques qui méritent leur sort. La charge, lourde et redondante, ne brille pas par sa subtilité et elle demeure très souvent en surface, incapable de s'extirper de la farce facile et simpliste. On est loin, à ce chapitre, de la grande subtilité d'un Parasite. Le cinéaste veut décidément provoquer et il y arrive, sans pour autant égaler ses héros que sont Michael Haneke et Lars von Trier.
Difficile de ne pas sortir de Triangle of Sadness avec un large sourire tant le film envoie tout promener avec un malin plaisir, faisant rimer utopie avec vomi. Bien qu'imparfaite, la création n'en demeure pas moins jubilatoire, s'avérant une des comédies les plus marquantes de l'année.