Deux films sur le célèbre couturier français d'origine algérienne Yves Saint Laurent ont pris l'affiche en moins d'un an en France. Environ le même temps sépare d'ailleurs la sortie du premier et du second film au Québec aussi. Il est donc difficile de ne pas comparer. Les drames biographiques attirent d'abord le cinéphile pour son sujet, la personne qu'ils dépeignent, donc les gens intéressés par le parcours d'Yves Saint Laurent auront probablement vu le film précédent. L'oeuvre qui passe en deuxième sera irrémédiablement pénalisée (du moins pour son séjour dans les salles). Saint Laurent a fait un passage à Cannes où il a été en nomination pour la prestigieuse Palme d'Or, ce que le film précédent n'avait pas fait, peut-être est-ce là suffisant pour convaincre le public de la valeur de cette production postérieure...
Le film de Bertrand Bonello est une oeuvre pour le moins hermétique. On parle ici d'un cinéma d'auteur, accessible qu'à une certaine élite adepte du septième art qui comprendra l'objet sensuel et poétique qu'elle représente et ne sera pas vampirisée - comme la plupart - par son obscurité et son malaise inhérent. La cinématographie vieillotte permet d'adhérer plus aisément à l'univers macabre et pesant du grand couturier. La texture de l'image apporte une âme bien particulière au film qui ose dévoiler la déconfiture d'Yves Saint Laurent, ses excès sexuels et prohibés.
Le cinéma commercial a cette fâcheuse tendance à surexpliquer, pour le cinéma d'auteur, il s'agit souvent du contraire. Dans Saint Laurent, le réalisateur n'hésite pas à sous-expliquer. Des dates apparaissent à quelques endroits pour situer le spectateur, mais mis à part ces repères temporels, tout est mis en place pour démolir les assomptions préalables du cinéphile. Le cinéaste nous dévoile certaines conversations; quelques-unes ont un intérêt pour la compréhension de la structure narrative, d'autres pas.
La mode ne prend pas la place qu'on aurait cru dans Saint Laurent. Elle a bien sûr son importance puisqu'elle est la raison de vivre, l'essence du couturier, mais on s'intéresse ici bien davantage à sa folie, à ses abus et ses dépendances indomptables qu'à ses créations vestimentaires. Gaspard Ulliel est stupéfiant dans le rôle de cet artiste paranoïaque et déprimé qui a donné son nom à l'une des marques les plus connues du monde entier. Jérémie Renier, qui interprète Pierre Bergé, l'amant et le bras droit de Saint Laurent, livre lui aussi une performance sublime, tout comme Louis Garrel sous les traits d'un Jacques De Bascher mystérieux et sensuel.
Saint Laurent nous apparaît dans ce film comme un fauve dans une cage qui fait des aller-retour dans son enclos trop petit et qu'on observe intrigué depuis notre liberté collective. Ce flottement dans le temps et l'espace que nous propose le film est d'abord gênant pour finalement devenir intéressant. Le film s'adresse sans aucun doute à un public averti qui consomme régulièrement ce genre d'oeuvres de répertoire. Les très très longs silences, les dialogues vides de sens (mais pas d'esprit), les plans fixes et les nombreux malaises volontaires auront certainement raison des amateurs et des sceptiques.