Rares sont les cinéastes qui, de film en film, explorent constamment les mêmes thèmes. Ce sont des auteurs comme Ingmar Bergman et Woody Allen qui construisent une oeuvre nécessaire. Bernard Émond fait partie de ceux-là. En traitant de la perte, de la transmission et de la nécessité de créer des liens, on peut le considérer sans difficulté parmi les plus grands cinéastes québécois, lui qui parle des aspects essentiels de la condition humaine.
Il ne s'est toutefois jamais complètement remis de sa fabuleuse trilogie sur les vertus théologales, dont La neuvaine trône au sommet de sa filmographie. Depuis, il erre un peu (Tout ce que tu possèdes), si ce n'est pas en décevant royalement (Le journal d'un vieil homme). Sans renouer avec les succès des jours passés, Pour vivre ici est un pas dans la bonne direction.
Évidemment, ses défauts sont toujours perceptibles. Sa propension à utiliser une narration littéraire trop explicative peut déranger. Tout comme celle de recourir à des dialogues parfois ampoulés et peu subtils. Déjà que son univers est plus rigide, austère et lent que la moyenne, il n'avait surtout pas besoin d'être lourd, forcé.
Le réalisateur a toutefois eu la clairvoyance de puiser au coeur d'un des plus grands chefs-d'oeuvre du septième art - l'illustre Voyage à Tokyo de Yasujirô Ozu - pour alimenter son nouveau projet. Il est donc toujours question d'une mère rejetée par ses enfants. Endeuillée par le décès soudain de son mari, elle visite les lieux de son enfance qui ont presque tous disparu, avant de revivre grâce à des personnes qui ne sont pas issues de son sang. Les importants sujets en place (fossé générationnel, perte des repères, nécessité d'avoir un vrai contact avec le monde pour combler ce manque ambiant), d'une humanité certaine, explosent au visage des cinéphiles, les obligeant à se questionner sur leurs valeurs et leur rapport à l'existence.
Dans cet incessant combat entre l'ombre et la lumière, c'est l'espérance qui triomphe ultimement, faisant de ce long métrage l'un des plus optimistes de son créateur. Tout cela est possible grâce à la beauté environnante. Celle de la nature, des paysages enneigés et de la photographie extrêmement soignée. Il n'y a rien de plus magnifique et cinématographique que de voir l'héroïne errer, renouer avec cette essence vitale sur la splendide musique de Robert Marcel Lepage. Le travelling lui offre la respiration salvatrice pour y arriver. Cela est surtout possible dans la première - et la plus convaincante - partie, qui se déroule à Baie-Comeau. Par la suite, le récit s'effrite un peu à Montréal, avant de perdre un peu plus de sa consistance en Ontario.
Quelques choix scénaristiques tardifs pourront faire sourciller, tout comme une perte de connaissance de la protagoniste qui n'a rien de naturel. On ne pourra toutefois pas accuser les principaux acteurs de ces intempéries, quoique les secondaires (et surtout les enfants) peuvent laisser à désirer. Travaillant pour la quatrième fois avec le metteur en scène, Élise Guilbault trouve un autre rôle extraordinaire. Experte dans le non-dit et le non-jeu, elle incarne le deuil comme personne, usant de patience, de finesse, de retenue, de simplicité et de subtilité. Son corps entier vibre, permettant à sa grande force tranquille de faire le reste. On assiste même à un passage de flambeau entre la grande comédienne et une des plus fières représentantes de la nouvelle génération. S'étant éloignée du cinéma depuis quelques années, Sophie Desmarais y retourne par la grande porte, amenant toute la sollicitude et l'écoute que méritait cette histoire.
Plus dépouillé que jamais, cet essai de Bernard Émond ressasse ses obsessions personnelles en les amenant ailleurs. Ce qu'il aborde est primordial et dans un monde idéal, ses films feront courir les foules. Si d'aucuns parleront d'un grand crû, Pour vivre ici demeure un effort bien précieux, imparfait mais guidé par une lueur incandescente et un désir urgent de traiter des vraies affaires avant qu'il ne soit trop tard.