Alors que les récentes remises de prix au sein du cinéma américain n'en avaient que pour La La Land, Moonlight et Manchester by the Sea, un film aussi grandiose est passé complètement inaperçu. Il s'agit de Paterson, une oeuvre éblouissante qui se doit d'être découverte.
Normal, diront les cinéphiles, parce qu'il s'agit du nouveau long métrage de Jim Jarmusch. Le cinéaste culte n'avait toutefois rien pondu d'aussi magistral au 21e siècle, se tenant loin des esbroufes esthétisantes de Only Lovers Left Alive. On a cette fois affaire à de véritables personnages qui vivent une série de joies, de drames et de désillusions.
La vraie vie, quoi! Qui est décuplée sur une semaine où le traitement volontairement répétitif permet de palper le quotidien du héros. Il n'est pas question ici d'une variation sur Groundhog Day, mais d'une réflexion sur le temps et le destin. Malgré ces journées qui se suivent et se ressemblent et un emploi pas toujours stimulant, il est possible de faire des choses incroyables. Pour notre protagoniste, c'est d'écrire des poèmes sur un carnet secret. Des haïkus qui ensoleillent son existence et qui subliment sa réalité terre-à-terre.
Cette touche de magie opère à plein régime au début d'un scénario riche et plein de surprises. L'humour pince-sans-rire mène le bal et quiconque est capable de saisir/décoder ces allusions savoureuses découvrira la comédie de l'année, à égalité avec le jouissif Toni Erdmann. Le personnage principal se nomme Paterson, il habite dans la ville de Paterson au New Jersey, conduit l'autobus sur le trajet Paterson et adore le romancier William Carlos Williams, dont le livre le plus connu est... Paterson! Tout est dans tout et cette maxime s'applique à chaque détail, à chaque dialogue. On voudra revoir le film pour découvrir ce qui nous a échappé, que ce soit ce clin d'oeil à Wes Anderson ou encore les liens qui peuvent se créer entre le récit et celui d'Islands of Lost Souls, ce classique fantastique et horrifique qui prend une place importante vers la fin. Petit indice : le sympathique bouledogue cache quelque chose.
Une bonne dose de mélancolie et de nostalgie se dessine en filigrane des situations. Paterson est un homme d'une autre époque qui n'a pas de cellulaire, qui écrit au crayon de plomb et qui regarde des films en noir et blanc. Il est un artiste à sa façon (comme les gens de son entourage, d'ailleurs) qui voit le monde se transformer et disparaître. Mais au lieu de baisser les bras et de se résigner, il continue d'y mettre du sien. Cela fait du coup éclater la beauté et la candeur, transmettant un mélange d'émotions harmonieuses qui va de la joie aux pleurs. Le tout sans que le propos paraisse trop forcé.
Un grand mérite revient à Adam Driver, qui offre sa plus fine composition en carrière. Oubliez Star Wars: The Force Awakens, la série Girls et tout ce qu'il a pu faire auparavant. L'acteur est impeccable dans le rôle-titre, se défendant à la fois par ses mots et son corps. Et quelle bonne idée d'embaucher Driver pour jouer un driver, un chauffeur en français! Il est entouré de comédiens généralement justes, avec un coup de coeur instantané envers Golshifteh Farahani, qui incarne sa compagne et qui est magnifiée par la lumière en place.
Leur jeu minimaliste sied parfaitement à l'univers de Jarmusch, qui atteint ici un parfait équilibre entre la forme et le fond. Il n'aura jamais paru aussi proche du maître Yasujiro Ozu dans ses cadrages simples et sa mise en scène toute en douceur, utilisant le bar comme refuge social tout en célébrant l'humanité des personnages. L'ensemble est amené avec beaucoup de soin et de style, bercé par un ludisme absolument craquant. Les meilleures créations du réalisateur sont en noir et blanc (Stranger Than Paradise, Down by Law, Dead Man) et il y rend constamment hommage.
Hymne à la vie et à l'art qui délecte par son ton décalé, romanesque et poétique, Paterson est un véritable délice. Un film immense sur un petit sujet, qui donne seulement le goût d'aller vivre dans ce monde unique et réconfortant. Cela ne sert justement pas à ça, le cinéma?