Premier grand film québécois de 2021, Nulle trace de Simon Lavoie rappelle que le cinéma peut encore être un art majeur.
Le noir des ténèbres défile à l'écran pendant que la distorsion du chaos se fait entendre. Les lieux désolés envahissent l'horizon, menaçants et d'une grande beauté austère. Une femme solitaire mène sa draisine sur un chemin de fer. Le plan hypnotise par sa durée et ses répétitions, faisant écho à l'entrée dans la Zone sur le mythique Stalker d'Andreï Tarkovski.
C'est là que se dévoile le Québec de demain qui ressemble à celui d'hier : un retour au terroir et au territoire. Nécessaire par un climat de violence, de morbidité et de terreur qui y règne. Pour quelles raisons? Peu importe, l'ambiguïté énigmatique a toujours meilleur goût, même s'il est facile d'émettre des hypothèses avec la réalité d'aujourd'hui, la montée de l'intolérance, la croyance aux frontières et la naissance imminente d'une guerre civile. Une tension perpétuelle que n'apporte aucune réelle explication.
La première partie du long métrage s'apparente à un véritable objet exploratoire, misant à fond sur l'expérimentation du médium, le ressenti physique et l'expérience de la salle afin de vivre un maximum de sensations fortes. Le récit minimaliste s'éclipse devant le travail de l'artiste, qui s'accompagne d'une utilisation unique de l'image (bénéficiant d'une caméra infrarouge), d'une étonnante photographie en noir et blanc lorgnant vers le monochrome, de ratios fluctuants (qui alternent entre l'ouverture sur le monde et la fermeture sur soi), d'une trame sonore inquiétante, etc. De quoi déboussoler un auditoire non averti ou moins habitué à ce type de recherche esthétique qui est plus exigeante que la moyenne.
Un sentiment de fin du monde y règne, dont le rapport immersif exprime parfaitement l'univers anxiogène post-pandémique, uchronique et apocalyptique. Une forme riche et foisonnante en osmose avec le fond qui se dévoile au compte-gouttes. L'héroïne errante N (libre à nous de déterminer s'il s'agit d'un prénom positif - And/Et qui sert de liaison entre deux éléments ou personnes - ou négatif alors que End, la Fin, s'avère particulièrement nihiliste) aide une mère et son bébé à passer en sécurité un point de contrôle. Jusqu'au moment où l'horreur s'abat...
La narrativité prend ensuite la balle au bond, dévoilant avec parcimonie les intentions de son auteur. Une grâce salvatrice pour le spectateur qui pouvait se sentir déboussolé, mais un obstacle pour le cinéphile qui préfère les silences et les non-dits. Il y aura donc une confrontation existentielle, spirituelle, philosophique, morale et métaphysique entre deux femmes diamétralement opposées, qui demeurera toutefois en surface.
Créer des liens avec l'Autre ne passe pas nécessairement par la parole (et on le voit clairement à l'écran), mais les mots résonnent ici de façon un peu gauche et malhabile, nuisant à leur crédibilité, appuyant trop les idées en place. Ce n'est pourtant jamais la faute de ses interprètes (Monique Gosselin et Nathalie Doummar), particulièrement habitées.
Le cinéaste a souvent eu tendance à se dissimuler derrière ses références - Ingmar Bergman et Béla Tarr apparaissent en premier plan - et personne ne pourra lui en tenir rigueur. C'est pourtant en se tournant vers d'autres inspirations qu'il est à son meilleur. Sa façon de filmer l'invisible et l'indicible atteint l'abstraction lorsqu'il inscrit les corps dans la nature baignée de lumière, un peu comme le fait la grande réalisatrice québécoise Catherine Martin (Une jeune fille, Mariages). C'est là qu'il palpe le mieux l'âme, l'humanité, l'émotion et la poésie de ce qui nous entoure. Cela n'arrive pas toujours, mais lorsque c'est le cas, une certaine transcendance mystique en émane.
La vision de celui qui travaille en solo (La petite fille qui aimait trop les allumettes, Le torrent) et en duo (avec Mathieu Denis sur les opus plus politisés Ceux qui font les révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un tombeau et Laurentie) pourrait paraître sombre et désespérée. Sauf qu'il n'oublie jamais le mince filet d'espoir enfoui tout au fond de la boîte de Pandore. Cette flamme tremblante et délicate - la même qu'à la fin de Nostalghia de Tarkovski - qui peut éclairer les consciences et l'univers à condition qu'on en prenne bien soin.
Nulle trace devient ainsi une métaphore du cinéma en tant qu'expression artistique, menacée par tant de productions prônant le simple divertissement, et qui arrive néanmoins à être libre, ambitieuse et pleine de sens en renouant avec son essence première, en optant pour une radicalité tout en faisant confiance à l'intelligence de son public. C'est ce qu'on appelle une quête d'absolu, un véritable acte de foi.