Depuis sa présentation catastrophique à Cannes où il fut hué, Megalopolisde Francis Ford Coppola accumule les controverses (rumeur d'inconduite sexuelle de la part de son réalisateur pendant le tournage, présence de plusieurs stars « cancellées » dans son casting, utilisation de fausses critiques pour promouvoir le film, etc.). À tel point que le long métrage a déjà la réputation d'être l'un des plus navrants échecs de l'histoire du septième art, son cinéaste ayant engouffré 120 millions de dollars de sa fortune personnelle dans l'aventure. Mais qu'en est-il vraiment sur le stricte plan cinématographique?
À l'image du mal-aimé Southland Tales de Richard Kelly, qui racontait également l'effondrement d'une société, et du mésestimé One From the Heart, qui avait laissé Coppola endetté jusqu'au cou, Megalopolis relève de l'immense fresque incomprise. Ce n'est guère surprenant si on la prend au premier degré. Cette transposition de la décadence romaine dans le New York contemporain (l'action se déroule à New Rome) ne fait pas dans la subtilité. Les thèmes prétentieux sont martelés par le narrateur, les métaphores élémentaires polluent, les personnages s'avèrent manichéens, et les dialogues risibles qui multiplient les citations variées feront hurler de rire. Jusqu'à cette finale rose bonbon sur le pouvoir de l'amour, où les enfants représentent, évidemment, l'avenir de l'humanité.
Il ne faut pourtant pas prendre au pied de la lettre ce récit capricieux, sublime et ridicule à la fois, qui aurait été réécrit 300 fois en 40 ans. Coppola propose plutôt une fable ludique qui invite le spectateur à s'y plonger sans se poser trop de questions. Son inspiration est le chaos, et il superpose pratiquement tous les genres - satire, récit d'anticipation, comédie slapstick, romance kitsch, pensum philosophique, péplum, bande dessinée, opéra, théâtre... - possibles et imaginables. Il se nourrit de ce trop plein hétéroclite (de mots/maux, d'idées, de violence, de sexe, de tentations, d'inspirations, de fêlures, etc.) en le renvoyant à la figure du spectateur, qui sera parfois irrité mais souvent fasciné par ce qui déferle à l'écran. Rien n'est prévisible et tout peut arriver... ce qui tranche avec 99 % des productions qui prennent l'affiche chaque semaine au cinéma.
À l'instar d'un Malick ou d'un Godard, Coppola ne fait aucune concession dans sa façon de jouer au démiurge. Megalopolis est peut-être le film expérimental le plus coûteux et clivant de l'Histoire. À 85 ans, le réalisateur continue d'explorer et de jouer avec la forme, à enfin trouver un sens à ces effets spéciaux qui sont devenus la marque de commerce d'Hollywood. Sa mise en scène éblouissante laisse béat dans son utilisation du montage. Non seulement elle juxtapose sans cesse des éléments disparates (ce qui peut rendre le rythme irrégulier), mais elle le fait en prenant des risques, en se mettant constamment en danger. Par exemple, au lieu de maximiser un moment de grâce apocalyptique (une fin du monde à la fois poétique et onirique), l'auteur rompt le charme en brisant délibérément le quatrième mur.
Ce refus des conventions est au coeur même de la création. Son héros, César (Adam Driver), un architecte idéaliste capable d'arrêter le temps, se heurte aux visées conservatrices du maire (Giancarlo Esposito) qui préfère le statu quo. Pourquoi essayer et prendre des risques s'il est si facile d'offrir exactement ce que le client désire? C'est-à-dire un film d'auteur formaté, centré autour d'une histoire narrative, qui flatte le cinéphile dans le sens du poil dans sa façon d'aborder ses thèmes sociaux et politiques. C'est justement cette facilité que refuse Coppola, et que la majorité des critiques lui tiennent rigueur. Sauf que le cinéaste n'a plus rien à prouver à personne. Il a déjà révolutionné le cinéma avec les deux premiers The Godfather, The Conversation et Apocalypse Now. Le voilà tomber dans la fontaine de jouvence avec cette épopée d'une ambition démesurée, sans doute son projet le plus personnel à ce jour.
Opus excessif s'il en est un (ce qui explique la jouissive tendance des interprètes à la surenchère et à la caricature, Shia LaBeouf et Aubrey Plaza en tête), Megalopolis ne fera pas l'unanimité et c'est tant mieux. L'effort schizophrénique est capable du meilleur comme du pire, parfois dans la même scène, ce qui le rend si étonnant et insaisissable. On voudra notamment multiplier les visionnements afin de mieux saisir son essence, qui n'est d'ailleurs pas si éloignée de celle de Dracula dans sa façon d'aborder la vie et la mort avec mélancolie. En remettant le songe au centre de l'échiquier, Coppola rappelle la nécessité de rêver, élément capital au fonctionnement de toute société qui se respecte, et pierre d'assise d'un art - le septième - encore capable de grandes choses.