« Nous vivons à une époque formidable » est une pensée qui ne risque pas de vous venir instantanément à l'esprit après avoir vu Lucy Grizzli Sophie, plus récent long métrage de la cinéaste québécoise Anne Émond.
La pièce La meute de Catherine-Anne Toupin effectue ici un passage marqué des planches au grand écran. L'autrice et comédienne y retrouve son complice Guillaume Cyr, avec qui elle avait su bâtir et entretenir une incroyable chimie au fil des représentations.
Une chimie qui transperce à présent l'écran, dans les moments faussement innocents, comme dans ceux où la tension monte subitement d'un cran.
Nous suivons ici Sophie (Toupin), une femme visiblement troublée qui décide de quitter la ville pour un certain temps. Elle loue alors une chambre dans la demeure de Louise (Lise Roy), située au milieu des bois, où vit également Martin (Cyr), le neveu de celle-ci qui tente de se remettre d'une perte d'emploi.
Au fil des journées trop tranquilles et des nuits arrosées, Martin et Sophie développent une relation de plus en plus complice. Un soir, Sophie fait une proposition à Martin qui pourrait l'aider à se remettre sur pied. Mais à l'aube, plus rien n'est pareil.
Le long métrage passe d'abord par son montage pour installer le spectateur dans la position voulue. Ce dernier apprend petit à petit ce qu'il doit tirer des images et des flashbacks qui infiltrent constamment le récit, comme les mauvais souvenirs et les traumatismes qui continuent de hanter la protagoniste.
Peu à peu, le discours du film sur la toxicité des réseaux sociaux et la violence banalisée se faufile à l'intérieur du huis clos, nous confrontant à la laideur sous-jacente - et pourtant bien visible - d'un monde qu'un rien peut désormais enflammer.
À cet égard, l'élément qui a fait basculer la vie de Sophie est en soi d'une stupidité déconcertante. Et c'est dans cette bêtise que le récit se révèle encore plus sinistre. Étant inspirée de faits véridiques, celui-ci est parfaitement utilisé pour retourner l'incrédulité du spectateur contre lui.
Parallèlement, Lucy Grizzli Sophie exploite tout aussi habilement les codes du thriller auxquels il se frotte pour nourrir une tension et une atmosphère malaisante qu'on ne saurait totalement expliquer au départ.
La baraque où se déroule l'action semble tout droit sortie de Psycho, tandis que ses pièces sont toujours éclairées d'une manière lugubre et inquiétante. Évidemment, le traitement de l'espace et du temps fait souvent écho ici au rythme et à la disposition scéniques, mais à travers des élans résolument cinématographiques.
À l'instar de récentes productions québécoises comme Les chambres rouges et Le successeur, Lucy Grizzli Sophie ne boude jamais son plaisir (ni le nôtre), et ose s'aventurer en dehors d'un réalisme parfois limitatif pour mieux alimenter la montée dramatique qui se déploie en arrière-plan.
Anne Émond met ainsi en scène des séquences crues et tordues, à la fois sublimes et troublantes, dans lesquelles l'apprivoisement et le doute se côtoient, se succèdent et s'échangent.
Celles-ci se produisent des deux côtés d'une cassure narrative on ne peut plus tranchante faisant basculer le récit vers un dernier acte légitimant la démarche de la réalisatrice tout en laissant repartir le public avec son lot de réflexions.
À quel point connaissons-nous réellement la personne qui se trouve devant nous? À quel point savons-nous de quoi elle est réellement capable?
Toupin et Émond poussent la note jusqu'à la toute dernière seconde en faisant fi des vertus et des questions de morale pour dresser un portrait beaucoup plus impitoyable de la réalité dans laquelle nous évoluons.
Le duo ne laisse d'ailleurs pas le temps au spectateur de reprendre son souffle avant de le catapulter vers son ultime séquence de confrontation.
C'est dans cette volonté d'écorcher et de provoquer - sans toutefois tomber dans la facilité - que Lucy Grizzli Sophie s'impose autant comme un thriller psychologique prenant que par le regard qu'il porte sur une société où les notions de respect, de responsabilité et de conséquences de ses actes s'embrouillent dans une réalité qui n'est pas toujours traitée comme telle.
Les loups se déguisent en moutons, et vice versa.