Il ne faut jamais désespérer. Présenté en ouverture du Festival de Cannes en 2017, Les fantômes d'Ismaël a roulé sa bosse dans différents événements cinématographiques, passant bien près de ne jamais sortir sur les écrans québécois. Mais à force de souhaits et de voeux, les prières des cinéphiles ont été exaucées. Tant mieux, sinon on serait passé à côté d'un des longs métrages francophones les plus brillants des dernières années.
Cette fresque gargantuesque ressemble à une hydre, une créature mythologique qui possède plusieurs têtes. D'une histoire déjà étonnante et brillante, on se retrouve avec une demi-douzaine de récits hétéroclites qui s'enlacent et se répondent. Un labyrinthe fascinant et déstabilisant à bien des égards.
Tout démarre presque normalement avec un cinéaste (Mathieu Amalric) heureux en couple (avec Charlotte Gainsbourg) qui revoit l'amour de sa vie (Marion Cotillard) : une femme qui l'a quitté il y a 21 ans. Est-ce une illusion issue de son imagination ou une réelle apparition? Peu importe, cela donne une première partie intimiste à souhait, une sorte de Vertigo où la romance nostalgique dame le pion au suspense.
Les blessures du passé sont toujours présentes et les fantômes du titre le rappellent allègrement. La revenante n'est pas au beau fixe avec son patriarche (Laszlo Szabo), ce qui l'oblige à cicatriser les plaies familiales (le spectre de Bergman est alors convié) et politiques (c'est au tour de l'ombre de Resnais). On rajoute à cela le film rocambolesque que tente de fabriquer le héros sur son frère (Louis Garrel) qui prend littéralement vie et on se retrouve avec une création foisonnante, où l'on voudra se perdre avec volupté.
L'effort issu de l'imaginaire fécond d'Arnaud Desplechin représente d'ailleurs une oeuvre somme. Ses admirateurs seront au septième ciel devant tant de références de lieux (Roubaix) et de noms (Dédalus, Esther), dans cette façon d'utiliser la fiction fantasmée qui permet de transcender son propre parcours et ainsi multiplier jusqu'à plus soif les mises en abyme, les ruptures de ton. Cette intrigue d'espionnage, n'est-ce justement pas la même que celle qui se trouvait au début du délicieux Trois souvenirs de ma jeunesse et qui s'inspirait déjà de La sentinelle? Et cette romance en place, n'est-ce pas une relecture encore plus folle et complexe de Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle)?
Peu importe qu'on connaisse par coeur son art ou qu'on voue un culte à Rois et reine ou Un conte de Noël, Les fantômes d'Ismaël existe par lui-même et son réalisateur, en fils spirituel de Truffaut, s'amuse avec sa mise en scène d'une liberté folle, usant de foyers démodés et de points de vue divers, liant les ellipses à une narration traditionnelle afin de créer une nouvelle forme de chronologie qui serait portée par les souvenirs, forcément déformés. Lorsque les sentiments se déclenchent, que les jeux de séduction s'opèrent, la lumière éblouit les êtres et Desplechin a l'heureuse idée de rapprocher sa caméra sur ses comédiens pour capter leur aura singulière.
Les personnages doivent sans cesse passer par toute la gamme des émotions, ce qui explique ces transitions (transgressions?) parfois brutales de la mélancolie à l'hystérie puis à la bizarrerie. Des niveaux de réactions qui pourront en exaspérer plus d'un, mais que livrent parfaitement Amalric (l'alter ego du cinéaste), Cotillard et Gainsbourg. De toute façon, l'essai n'est jamais loin de la farce ludique, même si c'est la douceur qui finit par triompher. Celle berçant notamment Laszlo Szabo, figure emblématique de la Nouvelle Vague, qui transmet malgré tout son incertitude face à l'avenir.
Puisant à fond dans le Ulysse de Joyce tout en s'alimentant de la fervente densité d'une toile de Pollock, Les fantômes d'Ismaël est ce type de délire qu'on hésite trop souvent à produire et présenter au cinéma, car jugé trop fou, trop long, trop ambitieux. C'est pourtant avec une réelle virtuosité, des dialogues significatifs et des interprètes admirables que le réalisateur s'affranchit des conventions, au risque de s'aliéner quelques spectateurs moins aventureux. Devant tant de richesses, s'y abandonner est un plaisir dont il ne faudrait surtout pas se priver.