Anne Hébert est généralement reconnue comme l'une des écrivaines les plus importantes de la littérature québécoise. Pourtant, seulement deux adaptations de ses oeuvres ont été réalisées pour le cinéma; Kamouraska, de Claude Jutra, en 1973, et Les Fous de Bassan, d'Yves Simoneau, en 1987. On comprend que bien des réalisateurs soient contrits d'humilité devant les mots de l'auteure, dont la portée métaphorique et l'efficacité rendent la transposition au cinéma particulièrement difficile. Plutôt que de tenter de contourner ces problèmes - de bêtement transformer la prose en « actions », comme on le fait habituellement -, Simon Lavoie a attaqué de front le problème de l'adaptation de la page au cinéma. Bien pensé; cela donne les plus grandes qualités de son film.
Car c'est en donnant corps aux sous-entendus de la nouvelle d'Anne Hébert que Lavoie en saisit à la fois l'essence littéraire et l'essence cinématographique. La beauté du récit a toute sa place dans Le torrent, la force des mots y est présente par la voix-off et par de jolies mentions écrites et la beauté métaphorique est ressentie à travers des images fortes, dont c'est justement l'amalgame - l'opposition, le montage - qui en fait ressortir l'essentiel.
Le traitement particulièrement littéraire - avec des citations en voix-off tirées directement du texte - convient étrangement bien à cet univers aride - d'une rigueur envoûtante - rehaussé par la réalisation élégante de Lavoie. Comme il se doit, comme le texte le commandait, la Nature y trouve une force tranquille intimidante qui contribue à la fois à enfermer François dans son monde de sourd et à isoler les personnages pour mieux les observer. L'interprétation subtile de Dominique Quesnel dans le rôle de la mère est d'ailleurs à l'image de cette nature; lorsqu'elle est douce, c'est pour mieux rappeler toute sa puissance potentielle.
L'observation de ce microcosme, dont le seul contact extérieur est avec le divin, surpasse ici la nécessité narrative. Au fond, « l'histoire » de Le torrent pourrait tenir en quelques pages, être racontée en quelques minutes. Un garçon, sa mère, l'agression, l'étrangère. Il n'y a, tout au plus, que quelques pages de dialogues. Lavoie, pourtant, fait le pari de la durée, propose que le temps peut être à l'origine d'une nouvelle trame. Ce pari est gagné à moitié; si certaines scènes s'avèrent amplifiées par l'exigeant travail sur le temps, on ne peut qu'imaginer l'intensité d'une telle histoire dans un film mieux resserré.
Les comédiens s'acquittent bien de ces circonstances; Victor Andrés Trelles Turgeon trouve ici son meilleur rôle, après Mesnak et Pour l'amour de Dieu. Laurence Leboeuf est efficace et vulnérable, mais c'est vraiment Trelles Turgeon qui doit porter sur ses épaules le film; sans son charisme, il n'est pas certain qu'on aurait autant cru à cet univers qui demande une prédisposition poétique.
D'ailleurs, on ne peut que saluer la cohérence de Simon Lavoie; quiconque voudra comparer ses courts métrages, Le déserteur ou Laurentie avec Le torrent n'y verra qu'une seule et même voix.