De la part de Michael Haneke, une oeuvre aride et féroce comme celle-ci ne devrait pas étonner outre mesure; le réalisateur de Caché et de Funny Games est passé maître dans l'art, subtil, de soumettre son auditoire aux pires supplices psychologiques. Une violence presque jamais graphique, toujours supposée, verbale, qui rend encore plus fascinant ce film voyeur, et pourtant tellement pudique, qui s'avère être l'une des oeuvres les plus fortes à s'être vu remettre la Palme d'Or depuis Elephant, sinon depuis Dancer in the Dark. Une violence qui surpasse en cruauté celle qu'on peut voir, justement parce que les marques qu'elle laisse ne sont pas perceptibles à l'oeil nu. Pas de sang, que du silence. Cette fable sur ces enfants qu'on aura forcés à grandir trop vite, en Allemagne dans les années 10, on pourrait la raconter pour faire peur aux enfants d'aujourd'hui. Pourtant, il s'agit seulement de l'histoire de quelques fermiers...
L'aura fantasmagorique qui enveloppe Le ruban blanc annonce le conte; une histoire inventée, qui n'est celle de personne, qui est peut-être fausse - une vulgaire suite d'inexplicables tragédies - et qui pourtant est fortement inscrite dans l'Histoire, celle d'une Allemagne dont le destin belliqueux est déjà scellé. Le ruban blanc ne propose pas d'explication, et ne pointe certainement pas du doigt; il met plutôt en scène des personnages qui sont convaincus, vraiment persuadés, que les gestes qu'ils posent sont justes. Y a-t-il quoi que ce soit de plus dangereux?
Le noir et blanc uniformise et réduit les distractions; il supprime le petit jugement (« quelle jolie robe! » ou « quelle affreuse tapisserie! ») pour éviter le grand. Dans sa mise-en-scène altière, teintée de sobriété, Haneke s'inspire d'un cinéma provocateur où les enfants défient Dieu de les tuer ou de les laisser vivre, où ils se vengent mais où personne n'est coupable. La direction d'acteur intransigeante de Haneke ne fait pas davantage de concessions que les parents face à leurs enfants.
Or, dans toute cette cruauté, une scène en particulier vient troubler et émouvoir : celle d'un jeune garçon, qui doit bien avoir 4 ans, qui vient offrir à son père pasteur son oiseau pour remplacer le sien, sauvagement transpercé d'un coup de ciseau. Voilà qui permet au film de quitter le registre intellectuel que ses 144 minutes, son noir et blanc rappelant Bergman et sa « langue étrangère » présupposent. On ne peut être davantage ancré dans l'émotion, accessible et universelle, de la beauté au milieu du laid, de la relation d'amour aveugle d'un enfant pour ses parents.
Au fond, Le ruban blanc n'est jamais autre chose qu'une chronique, malgré sa grande efficacité, et le film de Haneke ne se hasarde pas à trouver des réponses. Pose-t-il seulement une question? Rien n'est moins sûr, puisque même la fin ouverte, indispensable ici, ne laisse beaucoup de place à l'imagination. L'Histoire ne le permet pas. Sur l'anecdote, oui, mais quelle importance? Il ne s'agit pas ici de participer à un jugement moral, de pointer du doigt, de trouver un responsable, mais d'observer, dans les yeux, la morale elle-même. De la soumettre à la sienne, dans un exercice d'introspection atteigant la sérénité d'une messe. Voilà pourtant du cinéma, du grand cinéma social, qui refuse l'anodin; bien des années après ces « ouï-dire », ce sont ces enfants, grandis trop vite, qui porteront à la tête de leur pays un petit Autrichien moustachu, qui lui, n'a rien d'anecdotique...