Le cinéma sans concession de Rodrigue Jean est un art confrontant. Il s'est d'ailleurs radicalisé au fil des années. L'acrobate en devient sa plus récente incarnation.
Le film débute par un long plan quasi documentaire sur un édifice en construction qui pourrait provenir d'un paysage de fin du monde. Déjà là, plusieurs des clés sont données. Il y a la solitude de la vie urbaine et celle de notre époque de plus en plus déshumanisées. Le froid ambiant comme anesthésiant aux sentiments. Puis ce lieu vide qui mérite d'être rempli.
C'est d'ailleurs là où se trouvent les personnages du récit, qui s'apparentent parfois à des zombies errants. Christophe (Sébastien Ricard) a perdu ses repères au fil de la vieillesse de sa mère, alors que l'acrobate russe Micha (Yury Paulau) ne sait plus comment se relever depuis qu'il s'est blessé à la jambe. Peut-être qu'ensemble, ils pourront renaître en réchauffant la chair?
Ce sera évidemment trop beau de croire au conte de fées. Surtout en connaissant la filmographie de son auteur qui a atteint son apogée sur Lost Song et Hommes à louer. Alors que le héros de sa précédente création L'amour au temps de la guerre civile finissait par rejoindre le monde réel, ces nouveaux protagonistes - cela pourrait être les mêmes personnages, 15 ans plus tard - s'avèrent beaucoup plus lisses et inaccessibles, naviguant souvent à l'aveugle dans un monde sombre.
À tel point que le spectateur aura de la difficulté à s'impliquer émotionnellement dans leur quête. La mise en scène soignée a beau être complètement en phase avec leur psyché (superbe photographie qui alterne les plans fixes de pieds figés dans la destinée et de moments fugaces de liberté, musique hypnotique où l'on sent pratiquement le coeur des héros battre), le long métrage n'enivre qu'à parcimonie, prenant le taureau du temps par les cornes, au risque de traîner en longueur et de s'empaler.
Entre la douceur glaciale du quotidien et les possibilités solaires du cirque, le cinéaste ne tarde pas à mettre le corps sur un piédestal. Il le filme d'ailleurs sans compromis, de façon explicite. Une nudité frontale qui n'est pas sans évoquer celle de L'inconnu du lac d'Alain Guiraudie, autre mystérieuse histoire de rencontre fortuite. La révélation Yuri Paulau et le toujours excellent Sébastien Ricard se livrent avec courage à ce jeu très incarné, ce qui est tout à leur honneur. Entre érotisme et pornographie, le metteur en scène propose ici un nouveau terrain de jeu tout en déséquilibre, qui sera peut-être trop cru et malaisant pour certaines âmes.
Alors qu'à peu près n'importe quel réalisateur aurait uniquement joué la carte de la tendresse passionnelle, Jean opte plutôt pour une tension permanente et l'ambiguïté chère à Rainer Werner Fassbender (époque Fox et ses amis) en s'interrogeant sur la part d'ombre des individus, de cette domination violente qui peut éclater dans le couple. Le désir se dérègle vers la voie d'un sado-masochisme que n'aurait pas renié Pier Paolo Pasolini. Des relations métaphoriques avec le pouvoir économique - cette bonne vieille globalisation dominante - qui ne laissent aucunement indifférent. On trouvera également dans cet audacieux mélange d'intime et de politique un écho certain à The Last Tango in Paris, et pas seulement dans son utilisation d'une structure dramaturgique similaire.
L'acrobate se permet d'interroger le monde dans lequel nous vivons sans prendre soin de le brosser dans le sens du poil. On ne serait pas attendu autrement du créateur de Full Blast et de Yellowknife. Mais autant l'exercice fascine sur le plan intellectuel, autant il laisse parfois de glace dans sa démonstration, plus théorique que fulgurante. Au moins Rodrigue Jean ose en allant jusqu'au bout de ses obsessions, ce qui n'est pas donné à tous ses contemporains. Et il présente des images trop rarement montrées ou même évoquées au cinéma.