Il est absolument certain qu'Incendies laissera sur l'année 2010 une marque indélébile. Oeuvre d'une maîtrise exceptionnelle, portée par un récit qui était déjà particulièrement émouvant, exécutée avec talent et précision, profondément cinématographique (à l'exception de quelques dialogues creux), voilà un film de grande qualité. On peut intellectualiser comme on veut, mais une fois qu'on a constaté l'impact émotif d'un film comme celui-ci sur le sujet de l'Art (le spectateur), plus rien ne compte sinon que d'admirer un travail magnifiquement bien fait, d'en vivre les moindres soubresauts avec humanité et respect.
Lors du décès de leur mère Nawal, Jeanne et Simon Marwan apprennent l'existence d'un frère aîné qu'ils n'ont pas connu, et que leur père, qu'ils croyaient mort, est toujours vivant. Refusant de se soumettre aux caprices de la défunte, Simon laisse Jeanne partir seule au Moyen-Orient à la recherche du passé et de leur mère. Elle y apprend son implication dans la guerre civile et ses années passées en prison. Mais ses recherches piétinent. Simon, aidé par le notaire Lebel, vient la rejoindre pour lever le mystère sur les origines de leur famille.
La confiance établie entre le film (et évidemment ses artisans) et le spectateur est au service du récit. Tout n'est pas expressément expliqué ou montré, pourtant on comprend tout, on saisit tout ce qu'il faut saisir pour vivre pleinement la chute dramatique de ce récit si merveilleusement mené. Le travail minutieux effectué sur les ellipses en est un bon exemple; un travail particulièrement impressionnant considérant la complexité du récit et les enjeux. Jamais forcée, l'émotion est puissante et tire sa force première des images. Plusieurs marqueront les mémoires pour longtemps. La piste des mathématiques, abandonnée en cours de route, ajoutait à la profondeur thématique et artistique de l'oeuvre, mais le film n'en demeure pas moins prenant jusqu'au dénouement-choc.
Le film tire une grande partie de sa force dramatique de la prestation incarnée de ses comédiens, menés par une Lubna Azabel particulièrement bouleversante, et solidement appuyée par Mélissa Désormeaux-Poulin et Maxim Gaudette. Ils sont tous les trois crédibles et dans le ton, à la fois humbles et dépaysés. L'interprétation demeure le seul relent théâtral de cette adaptation consacrée au langage cinématographique et portée par le talent que l'on connaît à Denis Villeneuve.
Voilà qui est d'autant plus fascinant que le sujet (par ses thèmes et par son décor) était délicat. On évite sagement les simplifications et les jugements politiques et sociaux. Un plan est cependant ambigu : au tout début du film, sur les enivrantes mesures de You and Whose Army? de Radiohead, un enfant regarde longuement la caméra. Ce choix (un regard-caméra est nécessairement délibéré) tend à sortir le récit de son cadre fictif (en impliquant le spectateur, on l'interpelle, alors qu'il est impuissant). Cet accroc, regrettable, n'affecte heureusement en rien la qualité du film en tant qu'objet cinématographique, en tant qu'oeuvre d'art, mais ouvre la porte à une confusion : Incendies, c'est le récit de personnages fictifs impliqués dans une guerre fictive, ne l'oublions pas. Cela n'en diminue pas la force et l'humanité des émotions. Qu'on les ressente si fortement qu'on les confonde avec la réalité n'est qu'une nouvelle preuve de l'efficacité du travail effectué.