Le nouveau film de Denis Villeneuve est, sans aucun doute, un projet audacieux. Un projet aux envolées artistiques grandioses, certes, mais beaucoup trop allégoriques et figuratives pour atteindre un large public. On comprend évidemment rapidement que l'intérêt du cinéaste québécois n'était pas de plaire à la masse avec cette oeuvre hitchcockienne spirituelle et névrosée, mais une certaine cohérence au sein de la narration aurait peut-être permis à plus de gens d'apprécier la qualité de la production. Même les oeuvres d'art ont droit à la cohérence.
L'ambiance pesante, la musique, le jeu souvent décalé, le montage; le contenant de Enemy est à la fois étouffant et magnifique. Le spectateur est emporté dans cet univers déjanté et rapidement déboussolé comme le sont les personnages principaux, physiquement identiques. Cette attraction est intéressante, mais ne s'avère jamais complète en raison d'une histoire décousue, même lourdement disloquée. La métaphore de la tarentule (importante au sein du récit) est l'une des plus grandes énigmes de ce film lourd et complexe. L'araignée semble être la clé pour comprendre les fondements de l'intrigue, mais, malheureusement, l'image est difficilement déchiffrable, et l'impact de cette incompréhension devient rapidement plus frustrant que stimulant pour le spectateur désarmé.
Jake Gyllenhaal livre une performance magnifique. Le défi d'incarner deux personnages différents, dans le même film, en est un de taille, et il le relève avec brio. Il est parfois difficile de déterminer en présence de quel personnage nous nous trouvons; Adam ou Anthony, mais cette incertitude fait partie du jeu, cet imbroglio est nécessaire pour que la confusion s'installe dans l'esprit du spectateur et que l'impact émotionnel soit complet. Mélanie Laurent et Sarah Gadon sont également très efficaces dans les rôles des deux amoureuses (volontairement, elle aussi, physiquement très similaires) des protagonistes.
La réalisation de Villeneuve donne un souffle allégorique à l'ensemble de la production. Accompagnée par une musique enveloppante, sa caméra nous manipule jusqu'à nous faire entrer, contre notre gré, dans ce monde hallucinogène. C'est seulement quand l'incompréhension devient omniprésente (en raison d'une histoire aux balises chaotiques), qu'on sort de cette psychose initiée par le cinéaste québécois. Si ce dernier était arrivé à maintenir la paranoïa, l'oeuvre aurait très certainement été une grande réussite.
Enemy fait probablement partie de ces projets énigmatiques rangés dans la catégorie des oeuvres d'art, mais en diminuant le mystère, peut-être aurions-nous pu augmenter la valeur de « l'Art ». Parce qu'ainsi construite l'oeuvre est un fouillis que seuls certains élus peuvent décoder. Sans le mode d'emploi, Enemy est un étrange capharnaüm.