Qui n'aime pas son cinéma ambitieux, libre, pur, imprévisible et sans concession? C'est toujours ce qu'a offert Leos Carax, qui débarque avec son plus récent film, Annette, quelques semaines à peine après avoir ouvert le Festival de Cannes.
Le cinéaste français s'amuse d'ailleurs en préambule à briser le quatrième mur, à s'adresser directement aux gens présents dans la salle. Puis il cherche à accorder son long métrage, annonçant que le spectacle va bientôt débuter. Le geste n'est pas fortuit. C'est pour mieux calibrer l'explosion sonore qui s'ensuit : celle de se retrouver avec des chanteurs en studio, qui décident de se lever et de marcher en choeur avec les principaux acteurs, le long d'un magnifique plan-séquence!
Le ton est lancé et Annette dévoile rapidement ses couleurs. Il s'agit d'un opéra rock qui embrasse goulûment la tragédie grecque et le mélodrame kitch américain. Une symphonie d'excès presque entièrement chantée qui se trouve pourtant aux antipodes du classique Les parapluies de Cherbourg de Jacques Demy. Les mélodies des Sparks - pour en savoir davantage sur ce groupe culte, il faudra voir le récent et excellent documentaire The Sparks Brothers d'Edgar Wright - mènent le bal, électrisant tout sur leur passage, donnant le goût de chanter et de se déhancher.
C'est également ce fabuleux duo musical composé de Ron et Russell Mael qui a écrit le scénario, s'intéressant aux joies et aux peines d'un couple (Adam Driver et Marion Cotillard) qui attend la venue de leur premier enfant. Comment concilier travail, création, amour et famille lorsque la pression est si grande? Surtout lorsque l'ombre de la masculinité toxique plane à l'horizon. En filigrane, on y retrouve également une satire de la célébrité et du monde du spectacle. Des thèmes qui ne sont jamais loin des clichés, condensés au sein d'une narrativité beaucoup plus linéaire que le réalisateur a habitué les cinéphiles sur ses précédents opus.
Cela n'empêche pas Leos Carax de prendre cette riche matière première et d'en faire rejaillir un magma bien personnel. L'enfant terrible du cinéma a flirté avec le musical sur Les amants du Pont-Neuf, utilisé une pièce des Sparks pour son inoubliable Holy Motors et il se sert maintenant de son expérience de père pour explorer les nuances et la noirceur de la paternité. À ce sujet, la « création » de la progéniture, la Annette du titre, pourra en faire sourciller plus d'un. À juste titre. Mais comme on ne se retrouve nullement devant une production réaliste, c'est pour mieux accepter la magie et la fantaisie qui en découlent. Le contraste est d'autant plus fort et saisissant à la fin, lorsque l'émotion émerge de ce conte cruel et déchirant et que rien ne peut l'arrêter.
Fidèle à ses habitudes, l'homme derrière les magistraux Boy Meets Girl et Mauvais sang sublime son sujet par la virtuosité de sa mise en scène, judicieusement récompensée à Cannes. Son désir d'un septième art total passe par une théâtralité pleinement assumée et une quête de poésie, de lyrisme. Sa photographie y est flamboyante, son montage fulgurant et son rythme déroutant. Le geste foisonnant qui ne fait pas dans la demi-mesure pourra paraître radical et la longue durée de l'exercice un peu excessive, mais le public n'est-il pas prêt à toutes les concessions pour une oeuvre qui sort grandement des sentiers battus et qui risque de le marquer longuement?
C'est sans compter qu'Adam Driver livre une de ses performances les plus magnétiques en carrière, alliant ferveur et introspection, éclat et mélancolie. Ça sent déjà la nomination aux Oscars. À ses côtés, Marion Cotillard fait également bonne impression, amenant une candeur insoupçonnée qui est la bienvenue.
Fascinant et frustrant à bien des égards, Annette s'avère un des plus grands plaisirs de l'année, rappelant le pouvoir enchanteur du cinéma qui se décline ici jusque dans son enjoué générique final. Pour une expérience, cela en est toute une.