Les films lauréats de la Palme d'Or font rarement l'unanimité. Anatomie d'une chute de Justine Triet est l'exception qui confirme la règle, étant une oeuvre immense qui marque au fer blanc 2023.
Lorsque maman (Sandra Hüller) est accusée d'avoir assassiné papa (Samuel Theis), rien ne va plus pour leur fils de 11 ans malvoyant (Milo Machado Graner). Surtout qu'il est amené à la barre pour témoigner...
Comment établir la vérité lorsqu'il manque des éléments à l'enquête? Voilà le coeur de ce long métrage dense et verbeux qui déjoue constamment les attentes. Il s'agit d'abord d'un drame judiciaire qui questionne les notions de vrai et de faux. L'accusée est romancière et elle joue peut-être avec les rapports de fiction et de réalité afin de trouver le matériel pour son prochain livre. Lorsqu'il est question de recréation (d'une scène), d'interprétation (d'une situation ou d'une réalité) ou de doublage (la protagoniste a de la difficulté à parler en français), il est normal de créer des liens avec l'action même de faire du cinéma.
Sauf que les éléments policiers et judiciaires ne sont que des prétextes pour parler d'autres choses. Comme dans les brillants Décision de partir de Park Chan-wook et La nuit du 12 de Dominik Moll, il est plutôt question ici d'analyser les rouages d'un couple et de s'attarder aux relations parfois toxiques entre homme et femme. Rien n'est simple entre maman et papa, et c'est cette complexité, cette ambiguîté, qui fait toute la différence. C'est en disséquant l'intimité familiale, en revenant à ses racines, que le script de Justine Triet et de son partenaire Arthur Harari (récompensé du César du meilleur scénario original pour son formidable Onoda, 10 000 nuits dans la jungle) se veut aussi puissant. L'ombre d'Ingmar Bergman n'est d'ailleurs jamais loin.
Cette chute du titre, c'est bien plus celle d'un couple et de l'amour que celle d'un corps. Une métaphore révélatrice, à même titre que la malvoyance du jeune garçon qui n'avait jamais vu - ou senti - le trouble auprès de lui. Sauf que maintenant, il ne pourra plus jamais revenir en arrière...
Dans ce rôle délicat, Milo Machado Graner livre une prestation prenante. Son avenir tout entier semble se jouer dans son petit corps frêle. Il fait partie d'une distribution impressionnante qui comprend Swann Arlaud (L'établi, Grâce à Dieu) en avocat de la défense et Antoine Reinartz (120 battement par minute) en avocat de la couronne. C'est toutefois Sandra Hüller (Toni Erdmann) qui livre la performance la plus remarquable. Elle représente toutes ces femmes libres et décomplexées - impures diront certaines mauvaises langues - que l'on juge trop rapidement.
Ce nouveau portrait de femmes sophistiquées que propose Justine Triet (après ses très réussis Sibyl, Victoria et La bataille de Solférino) bénéficie d'une mise en scène de style documentaire qui se veut beaucoup plus réaliste. Son goût pour le chaos se fait à nouveau ressentir : il est seulement plus tempéré derrière ses plans fixes. Comme si les personnages se retenaient constamment d'exploser. Une froideur calculée qui rend peut-être l'exercice plus intellectuel qu'émotionnel, plus axé sur la psychologie des êtres que sur le suspense, mais qui s'avère au final gratifiant.
D'une belle gravité, Anatomie d'une chute est parmi ce qui s'est fait de mieux cette année au cinéma. Une grande oeuvre à savourer comme une mélodie de Chopin qui hante de la première à la dernière scène. Décidément, le film de procès est le genre par excellence ces derniers temps, après le sublime Saint Omer d'Alice Diop, et en attendant le fascinant Le procès Goldman de Cédric Kahn.