Qui aurait pu croire, il y a quinze ans, que l'épopée autobiographique de Ricardo Trogi allait s'échelonner sur quatre longs métrages?
Mais plus le cinéaste québécois s'aventure dans ses souvenirs, certes, délirants et parfois insensés - mais auxquels il était si facile de s'identifier au départ -, plus son approche semble prendre la forme d'un entonnoir, devenant de plus en plus anecdotique d'un épisode à l'autre.
Et c'est particulièrement flagrant dans 1995.
De la nostalgie commune, le principal intéressé est passé à un ton beaucoup plus personnel par la force des choses, revenant sur des événements beaucoup plus spécifiques dans lesquels nous étions invités à nous immiscer par la bande.
Cette fois, Ricardo Trogi relate quelques-unes des nombreuses mésaventures qu'il a vécues lors de sa participation, en 1994, à l'émission La course destination monde (rebaptisée simplement ici « La course »).
Durant son périple, Ricardo (Jean-Carl Boucher) s'est retrouvé au Caire, en Égypte, où toutes les conditions et les malchances ont été réunies pour donner du fil à retordre à notre globe-trotter et cinéaste en herbe. À la recherche d'un sujet pour une vidéo qu'il doit livrer en un temps record, le jeune homme décide de sortir de sa zone de confort, et de proposer un reportage sur un enjeu beaucoup plus sérieux et délicat. Mais sa connaissance de ce sujet épineux n'est pas tout à fait à la hauteur de son entêtement...
En voix off, Trogi continue de nous raconter ses anecdotes comme s'il avait une bière à la main, et la bonhomie et l'authenticité de sa narration fonctionnent une fois de plus allègrement.
Même son de cloche pour Jean-Carl Boucher, qui incarne toujours aussi justement le jeune maître de cérémonie, avec autant d'espièglerie que de maladresse, adoptant une attitude fonceuse, mais toujours un peu dépassée par les événements.
Évidemment, la décision de concentrer pratiquement toutes ses énergies sur un chapitre en particulier d'une course de plusieurs mois autour du monde est délibérée. Pour des raisons plus qu'évidentes, raconter l'épopée en entier aurait davantage été de l'ordre de la série télé que du long métrage.
Mais c'est aussi un choix qui limite l'exercice dans ses propres élans. En nous donnant un aperçu de la réalité vécue au-delà des vidéos diffusées, Trogi signe bien plusieurs moments comiques fort efficaces (l'insistance de l'ami Yunnis et la (très) longue séquence des douanes en sont de bons exemples), mais dans un ensemble qui finit par tourner en rond et s'étirer un peu trop en longueur pour le bien de son propos comme de l'efficacité dramatique.
1995 demeure néanmoins un film sur l'échec et toutes les frustrations qui viennent avec. Mais même si tous ces blocages et cette redondance s'imposent comme l'un des principaux moteurs du projet, ceux-ci finissent par nous donner l'impression de meubler artificiellement un récit dont nous aurions pu facilement couper un bon vingt minutes. Ou du moins, consacrer celles-ci à quelque chose de plus substantiel.
Ceci étant dit, la candeur et l'authenticité dont fait toujours preuve Ricardo Trogi donnent également à la proposition son souffle le plus inspiré, en particulier durant la seconde moitié du film, qui mène ultimement à un touchant hommage au père de ce dernier.
Certaines expériences résonnent aussi davantage avec les sensibilités du monde d'aujourd'hui. Et à cet égard, Trogi ne se défile pas et reconnaît ses propres faux pas, notamment en ce qui a trait au regard un tantinet trop occidental qui avait pu teinter sa démarche à l'époque.
Le tout s'applique de la même façon à sa vision de ce qu'est un artiste, de ce qu'il cherche réellement à accomplir, de la persévérance et de l'entêtement nécessaires pour aller au bout d'une telle ambition.
Le fait que le film ait pour titre 1995 même s'il se déroule en quasi-totalité durant l'année 1994 est d'ailleurs assez parlant. Et Trogi conclut une fois de plus ce chapitre de sa vie au moment d'un important apprentissage, mais en se gardant bien de le mettre aussitôt en pratique.
Et c'est encore plus dommage dans le cas présent, considérant tout ce qui aurait encore pu nous être raconté, nous donnant au final une oeuvre pouvant être prise de deux façons. D'un côté, il y a ce que le film réussit à accomplir malgré ses failles et ses limitations narratives. De l'autre, il y a tout le potentiel perceptible - et souvent plus exaltant - d'une oeuvre que nous ne verrons probablement jamais.