Dérapages, le plus récent long métrage de Paul Arcand, a pris l'affiche dans les salles québécoises hier. Dans 65 salles, pour être plus précis. Voilà un nombre impressionnant, auquel les autres documentaires, bien souvent confinés à une seule salle à Montréal (si seulement ils prennent l'affiche), ne peuvent même pas rêver. Cela s'explique par la notoriété de l'auteur, dont l'expérience de journaliste et d'animateur est connue d'une majorité de Québécois, mais aussi par le succès qu'a rencontré Les voleurs d'enfance lors de sa sortie. Le film avait pris l'affiche dans 68 salles en 2005 et avait finalement amassé 1 721 155 $ (beaucoup plus que le deuxième film de Paul Arcand, Québec sur ordonnance, qui a récolté un maigre 112 828 $, même s'il avait aussi pris l'affiche dans 62 salles lors de sa sortie).
Il y a aussi le sujet du documentaire - les habitudes de conduite des jeunes - qui est particulièrement d'actualité, qui est un sujet social (un « phénomène social » comme le nomme le principal intéressé) et qui a le potentiel d'intéresser quiconque est lié, de près ou de loin, à un jeune conducteur (ce qui fait beaucoup de monde, disons-le). Car si le film prend l'affiche dans 65 salles, c'est que de nombreux propriétaires de salles ont cru pouvoir rentabiliser leur choix ce week-end.
Mais il faut être honnête : le traitement proposé par le réalisateur y est aussi pour beaucoup dans cette large diffusion en salles. Entre sensationnalisme pur et simple réalisme, la différence est souvent la perception. Mais qu'en est-il, formellement, réellement, de ce Dérapages? Son aspect « d'actualité » rend-il le film de Paul Arcand plus journalistique que cinématographique?
Un reportage, selon un simple Petit Larousse (même pas illustré!), implique la notion d'enquête et de présence sur le terrain, deux caractérisitiques qui correspondent au film de Paul Arcand. Dérapages possède également l'angle, le point de vue du reportage et pose un regard sur des événements qui ont récemment fait les manchettes. Il se sert heureusement de son format (94 minutes) pour aller plus en profondeur et pour aborder plusieurs cas; un reportage télévisuel ne dure habituellement que quelques minutes et ne permet pas de dresser un portrait global d'un problème social. Le reportage réduit habituellement au plus petit dénominateur commun et se sert de l'exemple pour aborder le tout.
Le documentaire, lui, sous-entend un aspect didactique, culturel, social ou naturel, visant à faire mieux connaître son sujet. C'est bien ce que fait Paul Arcand lorsqu'il illustre, à l'aide d'études et de tableaux, les habitudes de conduite, les lois d'autres pays ou territoires ou lorsqu'il met en lumière les réflexions des jeunes sur le problème de leur propre conduite. Il prend le tout pour en tirer des exemples qui s'y rapportent et qui l'influencent.
Pour illustrer : lorsqu'un adolescent raconte qui était la victime (peut-on se permettre de souligner qu'une personne décédée était toujours une personne « exceptionnelle », heureuse et gentille qui apportait du bonheur aux gens autour d'elle) ou comment s'est déroulée la soirée précédant le tragique accident, il participe à un reportage. Lorsque le même adolescent, dans le même contexte, filmé de la même manière, donne son opinion, commente des comportements sociaux ou des habitudes partagées par une pluralité de personnes, il participe à un objet documentaire. C'est donc le réalisateur qui fait le choix de son médium, même après le tournage.
Dans un reportage, le journaliste ne contredit par son interlocuteur, il rapporte son propos. Plus encore, le journaliste n'y est pas mis de l'avant et n'a pas le mandat de teinter les discussions et les conclusions de son reportage, alors que le documentariste a souvent une opinion à faire valoir (voir les récents Trou Story et L'industrie du ruban rose). Paul Arcand se tient entre les deux; il ne propose pas véritablement de solution, mais ne cesse de signaler sa présence et de confronter ses interlocuteurs.
Notre conclusion s'imposait dès le départ : Dérapages est une oeuvre hybride, qui tient à la fois du reportage et du documentaire. Lorsqu'il explore plus en profondeur des événements d'actualité, il agit comme une oeuvre de reportage d'enquête, comme un travail journalistique, un domaine que maîtrise particulièrement bien le réalisateur. Lorsqu'il décrit des phénomènes sociaux, locaux ou internationaux, et qu'il évoque des solutions globales, il tient du documentaire.
Dérapages a sans doute bien des défauts quant à sa forme, ses tendances mélodramatiques et son regard plus sensible qu'intellectuel, mais il a au moins la qualité de ne pas devenir un pamphlet au service d'une cause ou visant à endoctriner. Paul Arcand se refuse à tout parti pris, met en contexte des habitudes bien ancrées sans s'acharner sur des coupables faciles, participe, à sa manière, à une discussion. Son expérience journalistique l'empêche de manipuler les faits pour influencer les opinions, mais l'incite à manipuler les émotions pour attirer l'attention.
À une époque où le documentaire subit le gros des coupures dans le milieu de la production cinématographique, la solution est la quête d'une diffusion multi-plateformes s'adressant au plus grand nombre et pouvant miser sur les organes de promotion déjà en place, se bâtissant une réputation lors d'une sortie en salle qui culminerait avec une diffision à la télévision. On verra sans doute bientôt Dérapages au petit écran (devinez à quelle chaîne...), et cette diffusion connaîtra certainement un grand succès. Cela confirmera simplement que le cinéma seul ne suffit plus.