Avant de commencer : vous comprendrez que ce texte s'intéresse aux finales heureuses de certains longs métrages, il y a donc un risque élevé de spoilers, même si on pourrait certainement prétendre que le happy end au sens large est une formule tellement récurrente qu'elle n'a pas à être considérée comme « étonnante » et qu'elle ne peut donc pas être gâchée. Soyez tout de même avertis.
All Is Lost, le film de J.C. Chandor qui prenait l'affiche au Québec hier, est un film rigoureux. Sans être aride ou élitiste, il ne s'adresse pas à un aussi large public que les blockbusters qui prennent l'affiche au cours de l'été et qui doivent, par définition (mais plutôt par habitude) se terminer dans la quiétude d'un happy end où tout le monde est sauf (même la morale, la plupart du temps). Comment expliquer donc son abandon à cette idée de « fin heureuse » qui, telle une épidémie, afflige pratiquement tous les films américains?
La finale de ce film, alors que le héros a épuisé tous ses espoirs d'être secouru par un de ces immenses cargo maritimes, tient plutôt de « l'eucatastrophe » (un néologisme inventé par Tolkien désignant le coup de théâtre qui permet un retournement complet de situation) alors qu'à quelques secondes près une lumière dans la nuit (et le bateau qui la produit) vient sauver la vie de notre héros. Ouf! *Soupir de soulagement*
En réalité, ce procédé hybride entre l'eucatastrophe et le happy end (car il n'est pas certain, à ce moment, que le protagoniste soit sauvé, même si on n'a aucune raison de croire le contraire) est étouffant pour le récit, d'autant qu'il est tellement fréquent qu'il est pratiquement inévitable. Dans les suspenses ou les thrillers, il rend vaines la plupart des péripéties (puisque leur résolution ne peut pas menacer la vie du héros) et vient du même coup diminuer l'impact poétique de la réflexion que propose le film, dans ce cas précis un regard soutenu sur l'imminence de la mort. C'est pour toutes ces raisons qu'un film comme The Mist est d'autant plus marquant qu'il fait éclater ces attentes qui découlent d'habitudes cinématographiques bien ancrées.
Qu'on envisage la finale de All Is Lost métaphoriquement ou religieusement ne change rien au fait qu'on n'a pas voulu que le film se termine avec la mort sans équivoque du héros, comme c'est le cas de tellement d'autres longs métrages chaque année, souvent aux dépends de leur intégrité narrative ou philosophique. Pourquoi?
On peut supposer que par la pression populaire, ces films (par métonymie; il s'agit bien sûr de leurs créateurs) sentent qu'ils doivent se terminer sur une note positive pour que les spectateurs quittent la salle avec un sentiment de quiétude qu'ils associeront à leur expérience du film : « à la fin, je me suis senti bien, donc j'ai aimé ce film »; en supposant que l'inverse donne aussi un résultat inverse : « je me sens mal, je suis bouleversé, je n'aime pas ce sentiment, donc je n'ai pas aimé ce film ». Un phénomène qui se produit souvent lors de projections-tests, alors que les spectateurs réclament des explications sur le destin des personnages au-delà de la fin du film.
La vraie question ici, c'est bien sûr : pourquoi? Pourquoi associe-t-on son bien-être personnel, individuel, spirituel même, au destin des personnages sur l'écran plutôt qu'aux gens qui nous accompagnent, par exemple? Quel est ce phénomène étrange?
Il s'agit sans doute d'une conséquence de l'identification au héros. Les spectateurs seraient frustrés que leur alter ego cinématographique, auquel ils se sont attaché, ait une fin tragique, puisque cela signifierait leur mort métaphorique, et surtout soulignerait l'aspect éphémère des émotions qu'ils ont vécues par procuration. Comment peut-on vivre pleinement la tension liée aux embûches que rencontrent les héros une fois que l'on sait qu'ils sont immortels? Que, même si la situation est extrême et que tout semble perdu, le récit se terminera quand même bien pour eux? Transfère-t-on si bêtement une notion disneyenne du cinéma s'adressant aux enfants à celui s'adressant aux adultes? Qu'est-ce donc à dire de la perception qu'ont les studios hollywoodiens de leur public?
Le problème, avec le happy end, c'est que cela annule l'impact d'à peu près tous les procédés narratifs proposés par la fiction. C'est pour contourner ce problème qu'un personnage secondaire - toujours après qu'il ait accomplit son destin, afin de s'assurer qu'il soit mort « heureux » (et surtout pas vierge!), comme si cela changeait quoi que ce soit à son état de mort - ou un animal de compagnie sont souvent sacrifiés. Sinon, les victimes sont les figurants, anonymes, interchangeables, auxquels on ne s'identifie pas. On en parlait d'ailleurs dans cet Hebdo sur les figurants. Protéger le héros permet aussi d'envisager une suite, dans l'éventualité où les performances aux guichets le justifieraient...
Gravity, plus tôt cette année, en faisait la démonstration; l'héroïne est confrontée à des tas de problèmes pour rejoindre une station spatiale qui lui permettra de retourner sur Terre. Une fois que l'on a compris que le réalisateur n'osera pas bouleverser les habitudes des blockbusters hollywoodiens (après une scène plus fantastique, vers les deux-tiers du film), son entrée dans l'atmosphère est banale - et même un peu redondante par moments - puisque aucun nouveau problème rencontré ne menacera sa vie (ni même son intégrité physique). Tout le dénouement n'attend qu'à s'accomplir, sans que rien ne puisse venir le faire dévier de sa trajectoire (pour rester dans le champ lexical).
Le deus ex machina, par son origine antique, tient plutôt de l'intervention « divine » au sens de résolution externe d'un problème insurmontable, mais réfère au même phénomène, qui mélange bons sentiments et simplification narrative. Car les plus frustrants happy ends arrivent souvent lorsque, par souci de dramatisation, on place les héros dans des situations inextricables qu'on ne pourra résoudre que par une tricherie scénaristique qui fait appel à un nouveau personnage ou une nouvelle règle interne (particulièrement dans les fantasy; Harry Potter, Twilight, Lord of the Rings, etc.) inconnue jusque là, qu'il s'agisse d'une intervention divine ou d'autre chose. Imaginons par exemple un criminel qui se serait gracié de sa peine à perpétuité après avoir commis une bonne action, un soldat qui serait épargné à cause d'un trait physique spécifique qui émouvrait son bourreau ou les cas où les personnages s'éveillent après une sieste pour voir leur univers de retour à sa situation initiale.
Le cinéma permet de vivre par procuration des événements ou des sensations fortes qu'on n'aurait pas l'occasion ou le courage d'expérimenter dans la vraie vie. Il est assez étonnant qu'on mette une limite arbitraire à cette expérience : « tant que ça finit bien ». L'écran et la salle de cinéma sont les meilleurs dispositifs de sécurité contre le danger, ils sont donc tout indiqués pour expérimenter pleinement des situations extrêmes qui peuvent être tragiques... pour les personnages fictifs qui les vivent. Sacrifions-les! Et vivons ces émotions interdites que nous inspireront leur destin...