Le documentaire L'industrie du ruban rose vulgarise - fort efficacement d'ailleurs - le concept de marketing social, qui consiste, pour une grosse entreprise, à associer ses produits à une cause qui ne peut tout simplement pas être mal perçue dans la société afin de mousser les ventes. Un type de publicité de marque (branding) à peine déguisée. En ce sens, le film de Léa Pool, qui prend l'affiche cette semaine, est instructif et souligne efficacement une pratique commerciale répréhensible (c'est l'évidence, elle est déjà répréhensible (et très claire) dans la bande-annonce!). Pourtant, il tombe aussi dans le piège qu'utilisent ces mêmes multinationales, celui, justement, de la « cause », où l'idée de faire le bien prend le dessus sur l'idée de faire ce qui est juste.
En marketing social, le cas de la recherche contre le cancer du sein est un exemple, mais il y en a d'autres : le cancer de la prostate est le plus évident (Movember); il y a aussi les maladies mentales, les maladies du coeur, etc. Il suffit d'ouvrir sa télévision quelques minutes pour le constater. Mais pour dénoncer cette pratique commerciale, L'industrie du ruban rose utilise exactement la même stratégie, c'est-à-dire se servir d'évidences sociales pour étayer une thèse qui est irréfutable. Ce faisant, il met en relief un changement profond du cinéma qui apparaît de plus en plus irréversible, une sorte perversion du septième art, celle du cinéma dit « engagé » pour la « cause » et ainsi placé à l'abri de tous soupçons.
Dans le documentaire, produit par l'ONF, tout le monde prêche pour sa paroisse : les malades disent que les peluches roses ne les réconfortent pas; les marcheuses disent agir par abnégation pour leur mère, leur tante, leur soeur, leur fille ou leur petite-fille; les chercheurs disent que leur champ de recherche est plus valable que les autres; les femmes noires réclament des études portant sur les femmes noires; les activistes appellent à l'action sociale; le porte-parole d'Avon dit que selon lui les produits Avon sont sécuritaires; celle de Komen dit que les fonds servent vraiment à la recherche... tout le monde est exactement là où on l'attend. Une femme prétend même que la seule prédisposition connue pour développer un cancer du sein est d'être une femme...
Ce marketing social mise sur les bons sentiments, sur l'estime de soi (il faut entendre ces entreprises commanditaires de marches et de courses pour « la cause » féliciter les participantes en leur disant qu'elles ont contribué à changer le monde, cela tient pratiquement de la secte), en gardant le ruban rose, une couleur joyeuse et rassurante comme emblème et en évitant d'utiliser les mots « cancer » et « mort ». Exactement comme le fait d'ailleurs ce film, en incitant les spectateurs à poser des gestes (comme écrire à leur député) parce qu'on peut « changer les choses ».
Le film finit de toute façon par constater que cette vaste opération en est une de marketing et qu'elle est diablement efficace (ce qui tient de l'évidence, on l'a déjà dit). Pourtant, pas de spécialiste en marketing pour en expliquer le fonctionnement, ni l'utilité, ni la valeur économique, que des activistes qui viennent convaincre des convaincus. Ces activistes, elles sont évidemment de gauche, écologistes, féministes, engagées (et toutes pareilles). Il n'y a rien de mal là-dedans, bien sûr, mais imaginez ce que le documentaire aurait gagné en force s'il avait pu leur associer l'appui d'un autre intervenant qui ne serait pas exactement du même moule. Qui osera contredire une femme atteinte du cancer du sein qui déclare ne pas aimer le terme « survivante » pour décrire celles qui ont vaincu la maladie? Qui ira s'opposer à une femme en larmes qui ne sait pas combien de temps il lui reste à vivre? Cela ne lui donne pourtant pas raison sur tout, mais impossible d'y opposer un argument logique tellement l'émotion prend le dessus. Un exemple judiciaire notoire québécois et récent en est l'illustration la plus probante...
Ce phénomène, présent dans L'industrie du ruban rose, n'en occupe heureusement pas la majeure partie. Bien des aspects de la thèse de la réalisatrice sont éloquents et font réfléchir et que le intervenantes aient toutes le même point de vue ne leur donne pas moins raison. Mais cet exemple souligne une tendance - qu'il faudra, un jour ou l'autre, qualifier de « pernicieuse » - qui consiste à utiliser des récits touchants et engagés pour augmenter la valeur narrative des films. Le drame a toujours eu plus de valeur que la comédie lorsqu'il est question de récompenses, mais voilà qu'on en vient à « pardonner » à des films médiocres leurs nombreux défauts parce qu'ils dénoncent une situation qui est jugée comme « valable » par le spectateur. Comme si la valeur sociale du film était plus importante que sa valeur cinématographique. Cet état des choses est dangereux pour l'avenir du septième art. Je ne fais que le souligner.
AJOUT (4 février, 10h23) : Lisez à ce sujet la critique (qui n'en est pas une) de Marc Cassivi dans La Presse (c'est plutôt un résumé), et remarquez les commentaires généraux sur Épopée - L'état du moment, qui prend aussi l'affiche cette semaine.