Le cinéma est avant tout un phénomène culturel. ll est donc assujetti aux bouleversements qui affectent nos sociétés. Les évènements récents à Aurora ont rappelé à tous la responsabilité que nous avons vis à vis nos semblables et ont également ébranlé une industrie qui se nourrit généralement de tels évènements pour remplir ses coffres... surtout quand ils se sont déroulés ailleurs.
En 1998, alors que le film The X-Files: Fight the Future prenait l'affiche, Fox avait été critiqué pour avoir laissé dans le film une scène qui rappelait trop les attentats d'Oklahoma City, perpétrés trois ans plus tôt. Fox aura depuis retenu la leçon... The Watch, à l'affiche depuis hier, a lui aussi subi un changement de dernière minute motivé par un évènement tragique d'actualité, survenu dans les derniers mois aux États-Unis : l'assassinat sordide de Trayvon Martin en Floride. En raison du fait que le présumé meurtrier de Martin proclamait haut et fort qu'il appartenait à un organisme de surveillance de quartier, Fox a changé le titre du film, qui s'intitulait à l'origine Neighbourhood Watch. Simple coup marketing ou décision morale? Dur à dire...
Suite à la fusillade survenue dans la nuit de jeudi à vendredi dernier à la première de The Dark Knight Rises dans l'état du Colorado, les médias ont rapidement contribué à répandre la nouvelle, à divulguer l'identité et la photographie du tireur, à déverser une litanie de commentaires sur la folie manifeste du geste, à amener des hypothèses quant à ses motivations, chacun cherchant à justifier, à comprendre. Il y a peu de temps, une telle tragédie aurait sans doute amené un débat éthique du genre « la violence dans les films peut-elle être en partie responsable de ce comportement ? », mais aujourd'hui, on n'en parle plus. Peut-être parce que la violence est omniprésente, banale. N'empêche, les plus cyniques d'entre nous pourraient dire qu'il s'agit d'une publicité - gratuite - supplémentaire pour le film, et ce serait vrai si ce genre de publicité venait sans contrecoups négatifs, ce qui est loin d'être le cas.
En effet, on attendait The Dark Knight Rises comme le Messie cette année et la plupart des analystes avaient le sentiment que le film réussirait à pulvériser le record établi par The Avengers au début de l'été. Lorsque les premiers chiffres de box-office sont sortis pour les présentations spéciales de minuit, la tendance semblait confirmer ces hypothèses... puis le drame est survenu et la paranoïa s'est emparée de tout le monde. La ville de New York a même dépêché des gardes aux portes des cinémas. Finalement, quand les studios ont publié leurs recettes après un délai raisonnable, histoire de permettre aux gens de digérer l'événement, le film n'avait battu aucun record. L'électrochoc provoqué par une telle tragédie a subitement rappelé aux gens que le monde est un endroit dangereux et qu'on n'est en sécurité nulle part, pas même dans une salle de cinéma. C'est pourquoi en Amérique du Nord, bien des gens ont préféré rester à la maison plutôt que de « risquer » d'aller au cinéma. Compréhensible, dans la mesure où les médias ont, en quelques heures, sorti de l'anonymat James Eagan Holmes pour en faire une vedette instantanée. Dans une société malade, qui sait si, pour un désaxé cherchant à tout prix son quinze minutes de gloire, cela n'aurait pas été un incitatif pour reproduire la scène ailleurs?
Au lendemain du massacre, Warner Bros. a réagi promptement en déclarant qu'une partie des profits du film seraient versés à des oeuvres de charité pour venir en aide aux victimes. Un geste, certes très beau, mais qui ne manque surtout pas d'adresse. D'autant plus si l'on considère que les actions entreprises par le studio ne se sont pas limitées à la simple signature d'un chèque. La compagnie a également décidé de retirer des salles la bande-annonce du film Gangster Squad, prévu à paraître cet automne, car cette dernière contenait une scène très violente de fusillade dans un cinéma. Le studio assumera donc en plus les coûts d'un « reshoot » (un terme ironiquement de mauvais goût, je vous l'accorde) afin de changer les scènes du film qui auraient pu choquer les spectateurs. En conséquence, la sortie du long métrage sera repoussée à une date ultérieure (janvier 2013), ce qui fera perdre des millions de dollars à Warner. Mais d'avoir misé sur la décence pourrait rapporter gros au studio : il y a fort à parier que, lors du lancement de Gangster Squad, les médias se feront un devoir de rappeler copieusement les circonstances ayant incité le studio à en différer la sortie. Une telle presse permettra d'accroître la notoriété du film et de l'associer à quelque chose de positif; marketing 101.
Or, certains se souviendront que les attentats du 11 septembre avaient pratiquement obligé Sony à modifier tout son matériel publicitaire pour la sortie printanière de Spider-Man en 2002 et même à effectuer un nouveau montage en prévision de la sortie. En effet, le studio avait préparé des affiches où une toile d'araignée était tissée entre les deux tours, et le World Trade Center apparaissait dans certaines scènes de la bande annonce originale - et donc du film. Après ce qui s'était passé, il était inconcevable de conserver ces images. Le studio a fait ce qui lui semblait le plus approprié pour protéger à la fois sa réputation et pour retourner la situation à son avantage, n'hésitant pas à dépenser des masses d'argent afin d'éviter la polémique. Bien que motivé par le bon sens, il n'en demeure pas moins que Sony a su profiter de cette occasion. Habile coup marketing, sans doute, mais il sera toujours difficile de déterminer si de telles décisions sont prises pour des considérations éthiques ou mercantiles... ou peut-être que, dans de rares cas, comme ceux-ci, les deux peuvent aller de pair?