N'en déplaise aux physiciens, l'Histoire a bel et bien un poids. Traduire l'Histoire au grand écran nécessite davantage qu'une reconstitution cosmétique parfaite. Il faut rendre justice aux événements, aux personnages, aux enjeux et ce, malgré un processus de fictionnalisation qui rime trop souvent avec simplification. Si l'Histoire correspond à l'accumulation de générations qui se succèdent, à l'addition de quantités phénoménales de souvenirs, alors le temps érode la mémoire comme le glacier érode la montagne. Résistent les convictions inébranlables, les préjugés les plus tenaces, les blessures les plus profondes et les légendes les plus persistantes.
Le 16e Président des États-Unis d'Amérique est l'une des personnalités les plus mythiques de l'histoire occidentale. Figure emblématique du pays de la liberté, Lincoln a vécu à une époque où la politique n'était pas encore teintée de cynisme, à un Âge d'or où faire carrière au service de sa patrie avait un sens profond, où l'engagement et la conviction pouvaient encore mouvoir les montagnes et où le peuple avait foi en ses institutions. Dans Lincoln, l'adaptation de Steven Spielberg, le protagoniste demande : « Sommes-nous façonnés par l'époque qui nous a vus naître ou sommes-nous plutôt ceux qui façonnons notre époque? ». En surimposant, au sein d'une production à très grand déploiement, Lincoln l'homme et Lincoln le mythe, Spielberg n'arrive pas à donner une réponse satisfaisante à la question. Atténuant le mythe pour ramener Lincoln à hauteur d'homme, il rate la chance de raviver un patriotisme en crise et, parallèlement à cela, par inversion, en nous offrant la perception idolâtre quelque peu déconnectée de ses contemporains comme contrepoids, il nous force à remettre en question le jugement que l'Histoire a porté sur le personnage. Si l'objectif est de cultiver un certain mystère sur Lincoln, c'est plutôt la confusion qui ressort de l'exercice, comme si le réalisateur n'avait pas su se faire sa propre opinion sur son personnage.
Le problème, c'est que réussir à faire une synthèse cohérente d'une époque à laquelle on n'a pas appartenu, en se fiant à une multitude de sources disparates et contradictoires, est un exercice difficile. Si Steven Spielberg avait pu formuler une question, peut-être aurait-elle été : « Est-on capable, en tant que créateur, de mettre en scène autre chose que notre propre époque? ». Car après tout, nous avons tous, intégrés en nous, les préjugés et les référents cumulés au cours des siècles, soit par notre culture, par nos connaissances théoriques et techniques, ainsi qu'une panoplie d'interprétations artistiques différentes, toutes partielles, des époques qui nous ont précédés. Et plus on s'éloigne de l'époque réelle où les faits se sont produits, plus la distorsion est tangible.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, la difficulté d'un tel biopic réside non pas dans le manque d'information pour faire l'adaptation au grand écran, mais plutôt dans la surabondance de sources. Si la distorsion est plus grande plus le sujet est éloigné dans le temps, c'est précisément à cause que le nombre de sources fiables est moins grand, ce qui laisse davantage place à l'interprétation et donne une plus grande liberté quand vient le temps de mettre en images une fiction inspirée d'un personnage historique. C'est pourquoi on a vu une quantité phénoménale de films sur César : les sources sont là, le mythe persiste, le personnage est fascinant... mais l'information sur le quotidien de l'homme est pratiquement inexistante et c'est là que la fiction réussit à prendre racine.
Le même principe s'applique lorsque le personnage duquel on s'inspire est moins connu du grand public. C'est peut-être en partie pourquoi Lincoln échoue, là où Schindler's List avait réussi haut la main : le public connaît déjà Lincoln, il a des attentes. Je cite une réplique du film Braveheart, un autre biopic « historique », pour illustrer : « History is written by those who have hanged heroes. » C'est dire que l'Histoire est sans cesse réécrite et réinterprétée par les vainqueurs, par ceux qui ont le pouvoir d'agir pour modifier les traces qu'ils laissent aux générations futures. Si on connaît si bien Lincoln, c'est que les Unionistes ont gagné la Guerre de Sécession. L'amour que le Nord lui portait n'avait d'égal que la haine qu'il suscitait dans le Sud et qui a conduit à son assassinat en avril 1865. Comme dans bien des cas, le temps a fini par retourner le geste posé par John Wilkes Booth contre sa propre idéologie, stigmatisant une nation, déjà sous le choc des changements qu'elle venait de vivre et élevant le politicien du Kentucky au rang de martyr, de héros, de saint. Comment choisir dans cette multitude de sources disponibles, celles qui inspireront un film?
Le choix de Spielberg s'est porté sur un ouvrage de Doris Kearns Goodwin intitulé Team of Rivals: The Political Genius of Abraham Lincoln. Or, ce livre n'est pas, à proprement parler une biographie, mais bien une analyse des stratégies politiques utilisées par le 16e Président, ce qui peut expliquer en partie que le film peine à véritablement dresser un portrait de l'homme derrière l'homme d'État. Néanmoins, il y a fort à parier que le film se retrouvera aux Oscars et repartira avec plusieurs statuettes, comme si, par-delà la mort et le temps, on voulait remercier Lincoln d'avoir vécu. Mais en récompensant ce film, c'est bien plus la nostalgie d'un peuple en recherche de repères qui s'exprimera : c'est ce président que l'on regrette qui sera le véritable récipiendaire, bien plus que le film qui l'aura ramené à la vie.