Isabelle Lavigne et Stéphane Thibault sont présentement à Cannes afin de présenter leur film La nuit, elle dansent dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs. L'occasion est belle de faire parler du film et du cinéma documentaire en général. « On est fier d'aller à Cannes parce que si ça peut aider le documentaire d'auteur long métrage... On sent vraiment un engouement ces dernières années pour le documentaire, mais je pense que le financement tarde à suivre l'engouement. Il y a des gens qui sont intéressés à en faire et des gens qui sont intéressés à en voir. Le fait qu'on soit le seul long métrage canadien à Cannes, ça peut ouvrir des yeux et aider le documentaire en général », débute Stéphane Thibault. « Un documentaire, ça peut voyager, ça peut être intéressant et ça peut être une expérience de cinéma. Tant mieux. Il y a plein de gens talentueux au Québec côté documentaire, sauf que le financement n'est pas à la hauteur du talent. »
Sa conjointe et co-réalisatrice Isabelle Lavigne poursuit : « Le type de documentaire qu'on fait est assez près de la fiction. C'est très lourd, la fiction, et nous, on arrive à raconter des histoires avec une grande richesse dramatique avec des personnages qui crèvent l'écran, qui sont presque meilleurs que des acteurs, qui s'ouvrent complètement. On arrive à avoir une courbe dramatique très forte. Il n'y a pas de narration, pas d'entrevues, on essaie de suivre les histoires des gens... » Ce n'est pas pédagogique ni historique. « On peut apprendre des choses, mais c'est souvent en background. »
Comment en êtes-vous venus à choisir ce sujet en particulier? « Je suis allée vivre deux ans en Égypte. À ce moment-là, je n'avais pas envie de faire de documentaire, mais quand même, à la fin de mon séjour, j'avais les antennes aux aguets. J'allais parfois dans les cabarets et j'étais fascinée par les danseuses, parce que dans la vie là-bas, il y a une façon d'être une femme, et le soir, il y a des femmes qui étaient complètement en transgression des codes. Le corps pas mal dénudé, le sens de la répartie, elles fumaient, elles avaient de l'humour, elles répondaient aux hommes; tout d'un coup c'était une tout autre façon d'être. Les hommes aussi étaient complètement libérés des codes, c'est-à-dire qu'ils faisaient la fête, ils lançaient de l'argent, ils buvaient de l'alcool. C'est un lieu où je me sentais bien. »
La présence d'une caméra doit quand même attirer l'attention. Mais selon Stéphane Thibault : « Pas dans les mariages parce que les mariages sont filmés par leurs propres caméras vidéo par des membres de la famille. Côté technique, on passait assez inaperçu, et comme les gens sont là pour faire la fête, on pouvait passer pour des invités. Les mariages égyptiens se passent dans les rues, donc tout le monde est invité. On peut être là par hasard et filmer. Les gens étaient super sympathiques. »
« Il y a des familles plus religieuses qui nous ont refusé l'accès parce que, on suppose, ils ne voulaient pas être filmés en train de regarder des danseuses, et un autre mariage organisé par des policiers qui ne voulaient pas être associés aux danseuses, au haschich et à l'alcool. »
Il y a aussi des scènes très intimes filmées dans la maison familiale. « En fait, c'est grâce à Reda, enchaîne Isabelle Lavigne. C'est elle qui s'aime assez pour se laisser filmer sans vouloir arrêter la caméra. C'est tout en son honneur, c'est elle qui a le mérite. Elle s'assume comme elle est. Elle a tellement de force de caractère. Ce sont des gens qui vivent à plusieurs membres de la même famille dans des petites pièces, donc les émotions sont partagées différemment qu'en Occident. Ce sont des femmes exubérantes où les émotions sont vécues en groupe. Le fait que nous on soit là ne change pas grand chose. »
« Reda nous a aidés parce qu'elle expliquait aux clients qui venaient négocier des prix qu'on faisait un film sur elle et de se sentir à l'aise, que c'était elle le personnage principal. C'est elle qui abordait les gens en leur disant de faire comme si de rien n'était. À cause de ça on a pu filmer une certaine authenticité, je pense. »
« On a rencontré beaucoup de filles qui faisaient ce métier-là par dépit, beaucoup de pauvres filles hyper vulnérables... Il y en a beaucoup de films sur la prostitution, sur des milieux tough. La difficulté de vie de Reda n'a rien à voir avec celle de la majorité des danseuses. On ne voulait pas faire un film glauque. On voulait montrer des femmes qui ont une dignité, une force, qu'elles soient lumineuses. »
Avant de débuter le tournage, il faut écrire un scénario de documentaire. Mais on ne peut pas non plus prévoir les événements qui vont survenir pendant le tournage. D'après Stéphane Thibault : « Le scénario, c'est des hypothèses, d'après ce qu'on a observé avant à l'étape de la recherche. On n'écrit pas de dialogues, mais on écrit des thèmes qu'on voudrait aborder. »
Il y a par exemple cette visite de Reda chez le médecin. Cette fois, c'est Isabelle Lavigne qui raconte : « Le médecin c'est nous qui l'avons trouvé, parce que son médecin à elle ne voulait pas être filmé. On est allé le rencontrer, et il fallait faire une demande à l'Association des médecins, qui eux, ont refusé, peut-être parce qu'ils le trouvaient trop pauvre. Reda ne se sentait pas bien et elle voulait aller voir un médecin, et moi aussi je lui suggérais fortement, de toute sa grossesse elle n'avait pas encore vu un médecin, elle avait mal partout, elle était stressée. Ce médecin-là, c'était mon médecin, et lui a accepté d'être à la caméra. »
Son conjoint réplique : « Quand on commence à tourner, évidemment on n'intervient pas nous. On n'était pas intimidant, on était juste deux, on les connaissait bien... Grâce à ça, tu vas chercher le côté intime des gens. »
Le film sera présenté cette semaine sur la Croisette, en présence des réalisateurs et de la protagoniste Reda.