Les frères Dardenne sont parmi les cinéastes les plus estimés de la planète. Avec des films comme Rosetta, L'enfant, Le silence de Lorna et Le jeune Ahmed, ils ont remporté deux Palme d'Or et pratiquement tous les prix possibles et inimaginables à Cannes.
Ils proposent avec Tori et Lokita une excursion dans le quotidien d'un enfant et d'une adolescente africains en exil en Belgique, devant frayer avec le milieu interlope afin d'obtenir leurs papiers de résidence.
Cinoche.com s'est entretenu avec les frangins en prévision de ce remarquable long métrage...
Pour quelles raisons vous, vous êtes intéressés à ce sujet?
Jean-Pierre Dardenne : Il y a des articles de presse que nous avons lus sur la situation d'enfants exilés et non accompagnés en Europe. Il y en a des milliers qui disparaissent chaque année et beaucoup disparaissent dans les réseaux mafieux parce qu'ils espèrent avoir les papiers à travers ce système-là. Puis nous avons travaillé sur un début de scénario il y a une dizaine d'années. Une mère devait rentrer au pays, au Cameroun, et elle disait à ses deux enfants « Si vous ne voulez pas mourir, il faut que vous restiez ensemble ».
Devant ce sujet sombre, il y a ces deux gamins qui demeurent dignes, tentant de trouver des solutions, légales ou pas, pour demeurer ensemble. Face à un monde de moins en moins humain, il faut demeurer uni, empathique et valoriser cette tendre et invincible amitié?
JPD : Oui. Je dirais que l'élément qui a mis le film en mouvement, c'est notre désir de raconter une histoire d'amitié entre ces deux enfants. C'est ça vraiment qui nous a aidés à construire l'histoire, qui nous a animés pendant la construction du film. Cette histoire d'amitié était notre moteur et on espère que c'est devenu aussi le moteur du film.
Luc Dardenne : C'est ça qu'on a voulu faire un peu aussi avec les dessins, la musique : c'est de leur permettre d'échapper à ce destin contemporain qu'ils connaissent et dans lesquels ils sont pris.
Comme souvent dans votre cinéma, vos héros et héroïnes sont liés au monde de l'enfance et de l'adolescence. Pourquoi ce choix? Pour rappeler que tout n'est pas encore joué?
JPD : Oui, il y a ce que vous dites. C'est sûr. Mais c'est aussi qu'on met les enfants dans des situations d'adultes. Ils doivent réagir dans un monde d'adultes. Normalement, les enfants ont besoin d'une protection minimale s'ils veulent s'épanouir, grandir. Là, ils doivent réagir comme des adultes qui ont 30 ou 40 ans. Il y a cette tension-là qui nous intéresse. C'est aussi une manière différente de regarder le monde. On regarde le monde à la hauteur des yeux des deux enfants.
Encore une fois, vous faites appel à des comédiens non professionnels. Comment avez-vous trouvé Pablo Schils et Joely Mbundu et, surtout, formé une chimie entre eux?
LD : Pour les trouver, on a fait un casting. On a vu une centaine de personnes. On les a fait chanter, on leur a fait jouer certaines scènes. Ils ont été tous les deux formidables. Mais c'est vrai, la question est qu'ils ne se connaissent pas. Ils vont devoir jouer ensemble comme des amis, des frères et soeurs. On répète toujours plus ou moins un mois avant de tourner. C'est là qu'on a créé l'alchimie, le lien entre eux.
Avec Tori et Lokita, vous revenez un peu au film noir que vous avez exploré avec La fille inconnue, en plus de tâter le film d'aventure qui est une première chez vous...
JPD : Tori c'est le film d'aventure et Lokita c'est le film noir, le suspense. Tori a le petit corps de l'aventurier. Il se faufile, il traverse les tuyaux, il se cache dans une voiture... Mais on ne se dit pas « Tiens, on va aller lorgner du côté du film de genres, d'aventures et de films noirs dont on ne possède d'ailleurs pas tous les codes pour jouer avec ». Ça ne fait pas partie de notre démarche. Tout ça, c'est pour une nécessité interne au récit.
Depuis que vous faites des films, sentez-vous que le monde s'améliore ou au contraire, il se dégrade, vous donnant plein de sujets à traiter?
JPD : Je dirais les deux, mon général. Il y a des choses qui se dégradent. C'est terrible ce qui se passe à notre démocratie, pourquoi on choisit ces gens-là pour nous représenter, qu'on partage ou pas leurs idées. La démocratie, c'est bien. On peut discuter, les sociétés et les situations sont compliquées. Et puis là il y a une volonté d'un certain nombre de gens de dire « Mais non, tout ça est simple ». Ces gens-là sont en train de faire de grands dégâts. Quand on voit Trump aux États-Unis, la guerre en Ukraine, ce qui se passe en Italie et en Suède... Ça me désespère un peu. J'ai l'impression qu'on n'apprend rien au final. C'est un peu triste.
LD : Pour donner une note positive, je dirais qu'il y a quand même des choses qui ne sont plus possibles. Par exemple, l'ancien Premier ministre anglais Boris Johnson avait voulu reconduire de force des migrants au Rwanda par avion. Mais c'était des migrants qui n'étaient pas rwandais! L'Europe a interdit, alors qu'ils ont le Brexit. Ça, c'est une bonne chose. L'avion n'a pas pu décoller. Mais il était prêt. Je crois qu'il faut quand même continuer à se battre.