Actrice la plus douée de sa génération, Juliette Binoche n'a pas peur de prendre des risques, s'envoler dans l'espace en compagnie de Robert Pattinson pour High Life ou partir à la rencontre d'entités extraordinaires grâce à Godzilla et Ghost in the Shell.
Au sein de Ouistreham du prestigieux auteur Emmanuel Carrère (La moustache) qui est adapté d'un récit véridique de Florence Aubenas, elle incarne Marianne, une écrivaine qui rejoint incognito une équipe de femmes de ménage. Son objectif est de témoigner de la précarité économique de ces existences invisibles, découvrant au passage la puissance de la solidarité féminine. Un film sensible et bouleversant se tenant à mi-chemin entre la fiction et le documentaire, dont la portée sociale n'est pas sans rappeler les oeuvres nécessaires de Ken Loach.
Dans le cadre des Rendez-vous du cinéma français d'Unifrance, nous avons rencontré celle qui fait briller le cinéma français depuis quatre décennies en acceptant des propositions singulières de créateurs - comme Jean-Luc Godard, Leos Carax, Olivier Assayas, Bruno Dumont et Claire Denis - qui font évoluer leur art.
C'est un projet que vous portez depuis plusieurs années et que vous avez failli abandonner...
Oui, c'est vrai. À un moment donné, j'ai lâché. Au départ, un metteur en scène m'avait appelée pour voir si j'étais intéressée par le film. J'ai lu le livre et j'étais vraiment accrochée. Une semaine après, il m'a rappelé en disant de laisser tomber parce que Florence Aubenas ne voulait pas vendre ses droits. À ce moment-là, j'ai appelé Florence et elle m'a dit: "Écoute, la seule façon que j'accepterais que le film se fasse, c'est qu'Emmanuel Carrère soit impliqué". J'ai appelé Emmanuel et j'ai attendu beaucoup d'années, parce qu'il était en train d'écrire un livre. Il y a eu des moments où je me suis dit: "Tant pis, on laisse tomber". Parce que Florence ne se décide pas. On ne peut pas imposer son désir sur quelqu'un. On s'est vues à Cannes et elle s'est excusée. Alors j'ai dit: "Écoute, fais ce que tu veux, la balle est dans ton camp. Si tu veux pas, tu ne veux pas." Ç'a pas mal déclenché les choses. Mais c'était un peu une bataille. Il a fallu 10 ans avant qu'on puisse le faire.
Pour écrire son livre, votre personnage a besoin de baigner dans cette réalité. Vous, en tant qu'actrice, quelle est votre méthode de préparation?
Je voulais produire le film. Au bout de quelques années, Emmanuel me dit qu'il ne voulait pas. J'étais très étonnée. Ça m'a blessée. J'ai dit: "Écoute Emmanuel, c'est très humiliant, mais je l'accepte, parce que c'est la meilleure façon d'entrer dans le film. Ces femmes-là se font humilier sans arrêt. Elles ne sont pas vues. Eh bien, ce sera la même chose pour moi." Donc j'avais déjà en moi cette espèce d'abnégation qui m'était imposée. Ensuite, quand je suis arrivée sur le lieu de tournage à Caen, j'étais dans un état second, très fatiguée. J'avais une grippe, je n'arrêtais pas de tousser et je n'arrivais pas à dormir. Et j'étais en train de perdre mon père. J'étais dans une vulnérabilité importante. Le fait d'être au bout du rouleau fait que je n'ai pas lutté contre... Comme je suis arrivée la veille du tournage, j'ai appris au fur et à mesure à connaître ces femmes, à faire les ménages avec elles. J'ai appris la réalité de ce qu'elles traversent.
Le film s'inspire du quotidien de ces femmes qui font les ménages. Vous êtes d'ailleurs l'une des rares actrices professionnelles présentées à l'écran...
Oui. L'important dans ce film, c'est que ces femmes-là aient leur mot à dire. Parce qu'elles parlaient de ce qu'elles connaissent, de leur réalité. Les rôles ont été vraiment dessinés et écrits à partir d'elles. Ce n'est pas tout à fait l'adaptation exacte du livre, mais c'est inspiré du livre et transformé avec la réalité de ces femmes-là et le talent d'Emmanuel pour structurer une telle histoire.
Comment s'est construite la relation avec Emmanuel? Il a réalisé quelques films par le passé, mais il est surtout connu comme romancier.
Très tôt, il m'a dit: "Juliette, je n'y connais rien au jeu. Donc c'est toi qui t'occupes des actrices et des acteurs". Je l'ai pris sérieusement et j'ai fait vraiment attention. Il a été très humble. Il aime ça, il est intelligent, il a le sens du rythme et de la structure et il le fait avec des gens en qui il a confiance, avec qui il a une relation amicale et familiale.
J'imagine que toutes ces femmes étaient un peu nerveuses de vous côtoyer, vous qui êtes très connue. Comment avez-vous réussi à vous effacer devant elles, à jouer à égalité?
En étant avec elles. En les écoutant. En leur parlant directement. En étant très humble. C'est facile de faire des liens. Je n'avais rien à prouver. Je crois que ma vulnérabilité faisait qu'elles voyaient mon humanité.