Il y a trois décennies, Tran Anh Hùng faisant son entrée en grand sur la scène cinématographique avec L'odeur de la papaye verte, qui a remporté la prestigieuse Caméra d'or et le César du meilleur premier film. Trente ans plus tard, il est de retour avec un septième long métrage, La passion de Dodin Bouffant, qui relate la relation fictive entre un gastronome (Benoît Magimel) et sa cuisinière (Juliette Binoche).
Cinoche.com s'est entretenu avec le cinéaste au sujet de cette oeuvre qui fait beaucoup saliver...
Ce film est certainement l'un des plus appétissants que j'ai vus de ma vie. Comment on arrive à capter ces odeurs, à obtenir des images aussi alléchantes? Car c'est un véritable banquet pour les yeux.
Il faut bien faire ce qu'on peut faire. Tout ce qui manque, le cerveau du spectateur l'invente. Évidemment, il n'y a pas d'odeurs au cinéma: il faut l'évoquer. Pour ça, il faut que le visuel parle. Chacun a une mémoire du goût. Quand on voit de la viande qui cuit dans de la graisse, on sait déjà quelle est l'odeur et le goût qu'on peut avoir. Une oeuvre d'art touche la sensibilité des gens.
Qu'est-ce qui vous a attiré vers le roman de Marcel Rouff, publié en 1924?
Ça fait longtemps que je voulais faire un film sur un art, montrer des hommes et des femmes exercer leur art. Ça ne peut pas être la peinture ou la musique, parce que c'est plus difficile à faire croire. En revanche, la cuisine, tout est vrai. Pour ça, il faut éviter un certain nombre de choses qu'on voit dans les émissions de cuisine, c'est-à-dire des images et des plans de beauté sur la nourriture. Le film doit toujours être en mouvement pour qu'on ait cette impression de la transformation de la matière première en quelque chose qui est une oeuvre éphémère : un plat.
Cela explique votre mise en scène en perpétuelle mouvement qui semble embrasser tout ce qui bouge avec sensualité.
Tout à fait. Le mouvement au cinéma crée un élan cinématographique, une sensation cinématographique, une musicalité. C'est une qualité que j'aimerais toujours avoir sur mes films. Un film doit exister comme un morceau de musique. Parce qu'il y a beaucoup trop de films qui sont des illustrations d'histoire et de thèmes. D'une séquence à l'autre, on a l'impression que c'est mort. J'aime avoir le flux cinématographique.
Vous faites appel à Benoît Magimel et à Juliette Binoche, qui ont déjà été un couple. Vous vouliez miser sur leur persona, sur leur passé commun?
Non. Je ne suis pas de l'école des réalisateurs qui cherchent à tirer de la vérité des acteurs. Je cherche à tirer de l'expressivité des acteurs. L'art cinématographique est un langage. Donc c'est l'expression qui compte, pas la vérité... Au contraire, ça me faisait un peu peur de me dire qu'ils étaient ensemble il y a 20 ans, qu'ils se sont séparés et qu'ils ne se sont plus beaucoup parlé et n'ont plus fait de film ensemble. Donc, les réunir, c'est un danger.
La conjugalité est au coeur du film.
Effectivement, c'est un film d'amour. C'est un amour conjugal qui est très peu traité au cinéma, car il ne repose pas sur un conflit. La confrontation au cinéma est toujours beaucoup plus facile à créer que l'harmonie. L'harmonie peut paraître trop molle, trop ennuyeuse. C'est difficile de pouvoir exalter le spectateur avec l'harmonie. En temps que cinéaste, c'est un pari que j'aime bien prendre.
Une scène du film La passion de Dodin Bouffant - Métropole Films Distribution
Il s'agit de votre septième long métrage en 30 ans. Sentez-vous une renaissance avec ce film-ci qui s'est mérité le prix de la mise en scène au dernier Festival de Cannes.
Non. Je n'ai jamais senti de réel danger en tant que cinéaste. Le problème, c'est que les sujets que je choisis sont des sujets difficiles à financer dans le marché actuel. Ce qui explique que je fais des films tous les cinq ans. C'est beaucoup trop long. C'est du temps perdu pour rien. J'aurais aimé faire un film tous les deux ans.
Votre film a été choisi pour représenter la France pour l'Oscar du meilleur film international. Une surprise, alors que plusieurs pensaient que cela allait être Anatomie d'un couple qui a remporté la Palme d'Or. Pourtant, c'est un choix logique: il est plus rassembleur, plus accessible, plus «français» dans son essence.
Ce choix de la France me remplit de joie et de plaisir. Il y a eu une polémique totalement stupide, parce que le choix vient d'un comité de gens, c'est-à-dire un ensemble de sensibilité très personnelle qui, à un moment donné, décide que c'est ce film-là. Il faut l'accepter. Tout comme la Palme d'Or. C'est une poignée de personne qui a décidé et il faut l'accepter. Sinon, où est la démocratie?
Quels sont les films ou les cinéastes qui ont été importants dans votre cinéphilie?
Il y en a beaucoup. Surtout chez les Japonais. Il y a Ozu pour cette sensation d'humanité. Il a su créer une oeuvre qui donne un sentiment poignant de l'existence. Si on voit ça dans mes films, cela vient de lui. Mon amour des plans-séquences vient de Mizoguchi. Il y a aussi la structure du scénario qui me vient beaucoup de Kurosawa... Pour moi, le plus beau film du monde est Barry Lyndon de Kubrick. C'est l'oeuvre la plus audacieuse que je connaisse. Quand je suis déprimé, c'est Godfather de Coppola que je regarde. C'est un classique qui est à la fois un film commercial et gorgé de langage cinématographique magnifique.
Comme La passion de Dodin Bouffant porte sur la gastronomie, je me dois de vous demander quel est votre type de nourriture préféré.
La nourriture vietnamienne, bien sûr. Ce sont les plats les plus simples, presque paysans. Cela éveille des choses profondes, presque ataviques, qui remontent à mes ancêtres.
Comme la fameuse madeleine de Proust.
Oui, tout à fait!
La passion de Dodin Bouffant prend l'affiche au Québec le vendredi 10 novembre.