Les documentaires sont nombreux à prendre l'affiche à chaque année au cinéma. Il n'y en a pourtant aucun qui ressemble aux Filles d'Olfa. Dans cet objet hybride, la cinéaste Kaouther Ben Hania (L'homme qui a vendu sa peau) va à la rencontre d'Olfa, une mère de famille qui a vu ses deux filles aînées se volatiliser.
Cinoche.com s'est entrevue par visioconférence avec la réalisatrice tunisienne.
Qu'est-ce qui vous a amenée vers ce film?
C'était en 2016. J'avais entendu une interview d'Olfa à la radio. Elle avait décidé de rendre l'histoire de ses filles publique. Je pense que la première raison, c'était de comprendre les origines de la tragédie, le pourquoi.
Le procédé que vous utilisez est assez unique. Afin de combler le vide de la disparition des deux filles aînées d'Olfa, vous faites appel à des actrices. Cela donne une oeuvre précieuse sur la résilience et le courage.
Je n'avais pas pensé à ce procédé au départ. J'ai mis beaucoup de temps pour trouver la bonne forme pour raconter cette histoire. Quand je les ai contactées, j'étais partie sur un documentaire un peu plus classique. Sauf que ça ne marchait pas. Je me suis perdue en chemin. J'ai essayé pas mal de choses... Je voulais rendre la complexité de cette histoire. Je me suis aperçue que pour comprendre l'origine de la tragédie, il fallait revenir dans le passé de cette famille.
Sauf que le passé n'est pas accessible pour un documentariste qui filme ici, là et maintenant.
Il y a un cliché très connu dans le documentaire qui est le reenacted (reconstitution). Mais c'est un cliché que je déteste. Il y a Hitchcock qui dit : « Mieux vaut partir d'un cliché que d'y arriver ». J'ai pris ce cliché et j'ai essayé de le détourner, d'en faire quelque chose d'un peu brechtien. Je fais appel à des acteurs qui, avec les vrais personnages, convoquent ce passé, mais questionnent aussi ce passé et essaient de comprendre les motivations, le pourquoi du comment. J'ai essayé de créer cet espace de théâtre brechtien où on est dans le souvenir, sur la scène, on sort de la scène, on réfléchit sur la scène. Cela a pris tout son sens. Parce que la forme que j'ai trouvée, au bout de quelques années d'égarement, me permettait de rendre compte de l'aspect kaléidoscopique de cette histoire.
À quel point c'était important que la mise en scène soit épurée? Car l'action se déroule pratiquement dans un seul décor, l'introspection est à l'honneur, on privilégie les mots, les émotions et les personnages.
D'abord pour simplifier le tournage. J'avais besoin d'une équipe très réduite pour mettre tout le monde en confiance, avoir un safe space. Et je savais que le film allait être introspectif. L'authenticité des décors pour reproduire ceux de leur vie n'était pas du tout intéressante pour moi. Le décor était à titre indicatif. On a décidé de tourner dans un vieil hôtel de Tunis... Si Lars von Trier a fait tout un film sans décor et cela a marché (Dogville), alors je peux faire un film avec un décor indicatif.
Cette approche permet d'être au plus près d'Olfa, une mère surprotectrice. Même si elle est issue d'un milieu traditionnel, elle voulait donner un autre modèle à ses progénitures. Sauf qu'en grandissant, évidemment, les enfants devenus adolescentes rejettent le modèle des parents, ce qui amène des problèmes...
Dans le film, Olfa parle de malédiction. Elle dit : « Ce que j'ai subi, je l'ai fait subir à mes filles ». En fait, c'est la malédiction de la transmission intergénérationnelle des traumas, des mauvais réflexes et des violences. Bon, ce qu'elle appelle malédiction, je pense qu'elle réfère, de manière inconsciente, au patriarcat intégré. L'actrice lui dit : « C'est vrai, c'est ce qu'on fait toutes entre mère et fille, jusqu'à ce qu'arrive une génération qui brise cette malédiction, cette chaîne de transmission. Je pense que tes filles, c'est ça. C'est ce qu'elles ont essayé de faire. Autant les deux aînées que les deux plus petites, de manières très différentes. »
Une scène du film Four Daughters - Métropole Films Distribution
En parlant d'Olfa et de ses filles, vous traitez également de la Tunisie, des répercussions du Printemps arabe, de la difficulté de grandir là-bas lorsqu'on est femme et adolescente. C'était important de créer ce jeu de miroirs entre le micro et le macro, l'intime et le politique, la femme et le patriarcat?
Oui. Ce qui m'a attirée aussi dans cette histoire, c'est qu'on voit à quel point la politique peut influencer la vie des gens ordinaires. On croit souvent que la politique est quelque chose d'à part. Mais non. Ça influence la vie quotidienne des gens. Ce jeu de miroirs, effectivement, était très important pour moi. Je voulais faire un film très intime, mais où l'intime de la petite histoire clashe avec la grande Histoire.
Le film a été présenté en Tunisie? Comment a-t-il été accueilli?
Oui. Il est sorti au mois de septembre. Ç'a été un succès national. Les Tunisiens ont beaucoup aimé le film. Je pense qu'il est encore en salles.
Après avoir été présenté à Cannes, le film a beaucoup voyagé et il est dans la courte liste des Oscars dans la catégorie du Meilleur documentaire (notamment aux côtés du film canadien To Kill a Tiger de Nisha Pahuja). Que pensez-vous de vos chances? Et pourquoi, selon-vous, le long métrage parle autant aux gens?
Je n'en sais rien pour les chances. J'espère qu'on sera nommé. Ça, on le saura la semaine prochaine (mardi). Eh oui, le film parle beaucoup aux gens, peu importe leur culture, leur passé. Alors qu'on peut imaginer que c'est une histoire de femmes arabes, un truc très niche. Mais non. Au-delà du contexte historique, politique et culturel du film, le film parle de quelque chose de vraiment universel. Quand on parle des relations mères/filles, c'est extrêmement universel. Quand on parle de l'adolescence, c'est un passage obligatoire pour tout le monde. Chacun se reconnaît dans ce film. Dans n'importe quelle projection que j'ai faite autour du monde, quand la lumière s'allume, il y a toujours quelqu'un qui pleure dans la salle. C'est quelque chose qui me touche beaucoup. Parce que les intentions ou les choses qui m'ont touchée dans cette histoire, j'ai pu, d'une manière ou d'une autre, les transmettre à beaucoup de gens.
Quels sont les films ou les cinéastes qui ont été importants dans votre cinéphilie?
Je n'aurais jamais pu faire ce film s'il n'y avait pas eu Close-up de Kiarostami, qui est un de mes réalisateurs préférés. Pour moi, ce sont surtout des films qui ont été des révélations. Comme Rashomon de Kurosawa, qui est un film sur la vérité et qui n'a pris aucune ride. Au Canada, il y a My Winnipeg de Guy Maddin qui m'a beaucoup marquée. Je l'ai vu pour Les filles d'Olfa. J'ai essayé de revoir tous les films qui sont sur les frontières des genres, et c'est un film extrêmement original, beau, fort et dur en même temps.
Les filles d'Olfa est présentement à l'affiche.