Le film Ru raconte l'histoire de Tinh et sa famille, réfugiés vietnamiens arrivés à Granby dans la foulée de la guerre du Vietnam (ou la guerre américaine comme elle est appelée là-bas).
La très attendue adaptation du roman de Kim Thúy (lauréat du prix du Gouverneur général en 2010 et traduit dans près de 30 langues à travers le monde), fidèle au livre, alterne entre les souvenirs heureux de Tinh (Chloé Djandji) dans la maison familiale à Saïgon, la migration des boat people et leur intégration dans un milieu où tout leur est étranger.
Au-delà de tout cela, c'est aussi l'histoire de la genèse d'une artiste qui trouvera sa voix. Nous avons pu nous entretenir avec Charles-Olivier Michaud, réalisateur, qui nous explique le processus d'élaboration de ce grand projet.
Vous êtes devenu en quelque sorte le créateur de Ru avec l'autrice, comment s'est passée la collaboration?
Ça a été une rencontre humaine avant d'être une rencontre artistique, technique ou professionnelle. Ça lui a pris une vie écrire Ru, donc il ne fallait pas presser l'affaire. On allait passer beaucoup de temps ensemble. On a parlé de la vie, de politique, d'art, de bouffe, avant de parler du film. Quand on se mettait à parler du film, ce n'était pas de manière technique, c'était plus philosophique et large. On a connecté sur le fait que dans le film c'est le Québec qui devait être exotique et non le Vietnam parce que c'est eux qui arrivent ici. Il faut donc que le Québec soit drôle, inusité, cocasse, étrange, laid parfois, et c'est autour de ça qu'on a construit l'approche cinématographique. Ce qui était vraiment important pour Kim, c'était la liberté artistique. Elle m'a bien dit que ce n'était pas son film à elle, que je devais y mettre ma vision et celle de toute l'équipe.
Qu'est-ce qui était le plus important pour vous dans la transmission du récit à l'écran et qu'est-ce qui a été le plus gros défi dans cela?
Il y a plusieurs choses qui étaient très importantes pour moi. L'écriture de Kim est très détaillée, elle écrit des images très précises. Pour moi, elle est une anthropologue alors il fallait qu'il y ait ce côté-là, observateur. Il ne fallait pas que l'histoire soit racontée à travers du dialogue, mais par le regard de quelqu'un sur un nouveau monde. Celui de Tinh et sa famille dans ce cas-ci, sur le Québec leur terre d'accueil, et qui est vraiment un lieu étrange et étranger les accueillant dans toute sa beauté, sa maladresse.
Le casting a été un grand défi, de trouver la jeune Tinh, parce qu'il fallait trouver une jeune Kim Thúy. Il fallait trouver quelqu'un qui pouvait passer beaucoup d'émotions à travers le regard sans avoir des pavés de dialogues. Quand Chloé Djandji s'est présentée en 2021 pendant la pandémie, on avait tous des masques et j'ai pu voir ses yeux en premier. J'ai pu la regarder dans les yeux et pour moi c'était ça, une vieille âme, une sagesse, même si à l'époque elle n'avait que 10 ans.
Vous êtes polyglotte, avez beaucoup voyagé et avez déjà tourné en plusieurs langues, est-ce que de tourner dans une langue qui n'est pas la nôtre (vietnamienne dans ce cas-ci) influence la manière dont on travaille?
Tout comme le personnage de la jeune Tinh dans le film qui se réfugie dans le silence pour comprendre le monde qui l'entoure et écoute beaucoup, j'ai adopté la posture d'observation. Chloé parle très bien vietnamien, sa mère est venue en tant que consultante en vietnamien. Kim aussi. Tous les Vietnamiens qui sont venus sur le tournage amenaient un savoir. Ça a été un des aspects faciles du film, en fait.
D'être un peu éloigné de la langue permet de se concentrer davantage sur les émotions. Je voulais faire un film visuel avec des textures, je voulais que l'émotion soit sensorielle. Les dialogues deviennent un peu accessoires, le langage corporel est important. Par exemple dans la scène dans la maison des Girard, quand Lisette (Karine Vanasse) est au téléphone et qu'elle organise son emploi du temps, c'était important pour moi que Nguyen (Chantal Thuy) ne touche à rien. Qu'elle soit là, mais qu'elle ne sache pas où se mettre. Le fait qu'elle ne touche à rien, quand normalement quelqu'un de plus à l'aise se serait peut-être accoté sur la rampe ou le mur ou même se serait assis en attendant que Lisette raccroche et au lieu de cela elle flotte dans l'environnement, transmet le malaise au spectateur. Le langage corporel est en quelque sorte universel. Les malaises se passent dans n'importe quelle langue parce qu'on en a tous. C'était une façon de communiquer les émotions au-delà de les dire ou de les préciser avec les mots.
Une scène du film Ru - Immina Films
Le piano et les instruments à cordes accompagnent les personnages tout au long du film. Pourquoi avoir choisi ces instruments pour la trame sonore?
Je voulais une trame sonore très épurée. Je voulais que ce soit simple et sobre. Avec Michel Corriveau, le compositeur, on a discuté longuement du côté très épique, grandiose du déplacement de la population et de cette famille-là, d'immigration, de l'enracinement au Québec. Ça allait être donné aux cordes, on avait un ensemble d'une vingtaine de musiciens. Pour le piano, je voulais avoir la voix intérieure de Tinh. Je voulais son esprit, son âme artistique, alors le piano a une liberté dans le film qui lui est toujours associée. C'est le mélange entre l'épique et l'hyper intime. Michel et moi avons travaillé la musique et pendant longtemps le déclic n'est pas arrivé. Quand il est finalement arrivé, Michel étant un perfectionniste voulait peaufiner son élan, mais je lui ai dit que c'était exactement cela que je voulais, l'imperfection. On a réenregistré le piano avec un pianiste professionnel et dans le film on entend le piano, l'instrument en tant que tel : les pédales, les touches. Il y a une fonction pour enlever ces sons-là mais je voulais absolument les garder. Je voulais que la musique soit tangible, qu'on puisse être dedans.
L'histoire présentée dans le film s'arrête quand Tinh est encore enfant alors que dans le roman on la voit devenir adulte, avez-vous eu à faire des choix déchirants dans le montage?
Pas vraiment. Vu que les scènes sont presque juste un plan ou deux chacune, il n'y a pas eu de montage classique, ça s'est beaucoup fait sur le tournage. On chronométrait les scènes, c'était très précis et en même temps ça devait être naturel. On a fait quinze ou vingt prises par scène et ça été ça le film. En tout je crois que trois ou quatre scènes maximum ont été coupées et c'étaient des choses qui se répétaient. Ça a été un processus très mature. La semaine dernière un professeur à Sherbrooke nous a dit lors d'une rencontre avec ses étudiants qu'écrire un livre, c'est une écriture de soustraction. C'est l'idée de simplifier l'écriture. Kim, quand elle écrit ses romans, c'est dans l'idée de mettre le moins de mots possible, de choisir les mots. Ça a été ça le tournage aussi, de se placer en observateur. Ce qui est là c'est ce qu'on a tourné. C'était très entêté comme façon de faire. Et les acteurs étaient tellement bons qu'ils nous ont permis de faire le film qu'on voulait faire. On n'a pas eu besoin d'aller camoufler.
Il y a une scène marquante dans laquelle Tinh et sa famille ont dû évacuer le bateau qui les transportait du Vietnam vers le camp de réfugiés. Tout le monde est à l'eau et la famille se retrouve dans une petite embarcation de sauvetage. La scène a été tournée dans l'eau, sous le bateau, a-t-elle été la plus difficile techniquement à réaliser?
Chaque scène était très complexe parce que c'était des chorégraphies en quelque sorte avec les acteurs. Mais c'est vrai que techniquement, la scène de l'eau en a été une extrêmement compliquée parce qu'on tournait dans une carrière désaffectée transformée en bassin de plongée à côté du pont Mercier à Montréal. On allait avoir une cinquantaine de figurants dans l'eau donc il fallait avoir la sécurité nautique, des sauveteurs, de la surveillance, et ça c'était en plus de l'équipe de caméras qui allait être sous l'eau. En plus il y avait un détail auquel on n'avait pas pensé : il n'y a pas de courant, mais l'eau bouge à cause du vent et des mouvements humains dans le bassin. Je voulais que le bateau soit parfaitement centré à l'écran mais il se déplaçait donc il a fallu l'attacher. À cause de cela il y avait des cordes et il fallait cacher ces cordes-là. On a mis des valises et des débris dans l'eau qui les camouflaient. C'était extraordinairement compliqué et Jean-François Lord, le directeur photo, m'a dit que ça se pouvait que ça ne marche pas. C'est tout ce qu'on avait à faire cette journée-là, un plan seulement. Vers la troisième prise on l'a eu. Ce n'est pas elle qu'on a prise, mais c'est à ce moment-là qu'on a vu que c'était possible. En plus, Jean Bui m'a appris la veille qu'il avait une phobie de l'eau et Chantal Thuy m'a aussi appris la veille qu'elle était enceinte d'à peu près trois mois donc on a dû créer une échelle avec de la corde et du bois. Non seulement ça, mais le bateau, un bateau de secours vietnamien qu'on ne trouve pas ici, on a dû le faire construire. C'est un couple de la Beauce qui l'a fait à la main. Normalement quand tu fais un bateau la première fois il prend l'eau et tu l'ajustes pour qu'il soit étanche, mais nous n'avions pas de temps pour cela. On tournait le vendredi, ils sont arrivés le jeudi après-midi et jusqu'au vendredi matin on n'était pas sûrs que ça allait marcher. Finalement les astres se sont alignés et ça a été la mise en scène la plus spectaculaire que j'ai faite.
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