Chaque nouveau projet cinématographique d'Anaïs Barbeau-Lavalette (Inch'Allah, Le ring) est une surprise humaine et sociale. Après son passionnant La déesse des mouches à feu, elle plonge dans le roman Chien blanc de Romain Gary, où le grand romancier français (Denis Ménochet) et son épouse l'actrice Jean Seberg (Kacey Rohl) recueillent un chien dressé pour attaquer les personnes noires. Nous sommes en 1968 et l'Amérique est sur le point d'imploser...
Cinoche.com s'est entretenu avec la cinéaste la veille de la première du film, en ouverture du Festival Cinémania...
Qu'est-ce qui t'a amené vers ce livre de Romain Gary?
Ça fait 12 ans que j'ai lu Chien blanc pour la première fois. Je connaissais bien l'oeuvre de Romain Gary, mais ce n'est pas son livre le plus connu. C'est de loin mon préféré, ceci dit. C'est Valérie Beaugrand-Champagne qui était à ce moment-là scripte éditrice sur Inch'Allah qui m'a mis le livre dans les mains. On était en Jordanie. Elle m'a dit qu'il y avait des points communs entre Chien blanc et Inch'Allah et elle avait raison. Dans le sens où c'est un médecin blanc qui se retrouve dans le conflit israélo-palestinien et qui y participe de façon très maladroite. Dans Chien blanc, c'est un peu la même chose. C'est deux personnages blancs privilégiés au milieu d'un conflit qui les bouleverse, auquel ils se mêlent avec plein de bonne volonté, mais ultimement de façon maladroite, catastrophique même.
Donc l'idée du film était en gestation depuis tout ce temps?
Je n'ai pas eu tout de suite l'idée de faire un film avec Chien blanc. Mais ça m'a quand même habité pendant un moment. Suite au mouvement Black Lives Matter, le scénario était déjà entamé. Je me suis dit que c'est risqué, mais il y a quand même une résonance assez bouleversante avec ce qui se passe. Trump venait de dire «lâchez les chiens'. C'est encore tragiquement d'actualité.
Tu parlais du concept de privilège, qui est au coeur du long métrage...
Prendre les deux personnages blancs privilégiés et revirer le miroir vers les spectateurs blancs privilégiés, je trouvais ça vraiment intéressant. Juste pour réveiller notre privilège. On en parle un peu. Je trouvais qu'à l'intérieur même de cette oeuvre-là, il y avait tout ce qu'il fallait pour en parler d'une façon dramatique. Le point de vue central demeure celui d'un blanc privilégié sur un drame qui appartient à tout le monde, mais dont lui n'est pas victime. Comment on se positionne? Est-ce qu'on a une place? Si oui, laquelle? Comment être un bon allier? Comment revirer le miroir du privilège vers le spectateur? Ça m'intéresse depuis longtemps et je trouve que Chien blanc est vraiment une bonne base pour brasser ces idées-là.
Tu as vu le film White Dog (1982) de Samuel Fuller, qui abordait le même sujet?
Évidemment. Je l'ai regardé à savoir s'il restait un film à faire. Des fois, non. Même si le film a mal vieilli, la façon de l'aborder est trop similaire. Mais là, il y avait toute une autre histoire à raconter. Je trouvais que le film n'avait pas été fait. White Dog avait enlevé la question du racisme.
Le dilemme du film - comme du livre - c'est de savoir s'il faut abattre le chien raciste ou s'il faut le rééduquer. Tu en penses quoi? Comment rééduquer un chien, une personne et, ainsi, la société?
Le chien dans le film est vraiment une métaphore. Romain Gary en fait une obsession idéaliste. C'est la bêtise humaine de part et d'autre qui a trafiqué cet animal-là. Pour lui qui a fait la guerre, c'est un condensé de la connerie humaine. Si on arrive à guérir ce chien-là, il y a de l'espoir pour l'humanité. Pour ma part, j'ai l'impression que c'est une question d'éducation et la vraie bataille part de là. Tout est possible du moment que cette arme éducative-là est bien utilisée. Mais ça dépasse l'animal.
Par curiosité, tu es plus de type chien ou chat?
Chat! (rires)
Le film traite de cette rééducation du chien raciste. En filigrane, tu abordes également le couple mythique formé de Romain Gary et de Jean Seberg. Puis tu élargis le propos, en parlant de la lutte des droits civiques aux États-Unis en 1968 tout en créant des passerelles avec aujourd'hui. Il n'y avait pas une crainte de courir trop de lièvres à la fois?
Je n'ai pas l'impression qu'il y a plusieurs sujets. L'assisse du film est ce couple-là qui se déchire à partir du moment où un chien arrive dans la maison. Pas parce qu'un chien arrive à la maison, mais parce qu'ils ont un rapport différent à l'engagement. C'est une histoire d'amour au milieu duquel arrive un chien qui est la métaphore du racisme. Jean est impliquée corps et âme avec les Black Panthers. Gary trouve ça puéril et inutile. Sa façon de s'engager est beaucoup plus méta. C'est là le sujet. C'est deux points de vue complètement différents sur l'engagement où un couple va exploser parce que ça définit leurs rapports au monde.
De quelles façons tu sens que ta carrière de romancière a alimenté celle de la scénariste et de la cinéaste? Car dans tes réalisations, je sens qu'il y a un avant (Le ring, Inch'Allah) et un après (La déesse des mouches à feu, Chien blanc) depuis la parution de ton roman La femme qui fuit en 2015.
C'est une super bonne de question. Peut-être que parce que La déesse des mouches à feu et Chien blanc, ce sont deux adaptations? La matière littéraire, je la côtoie et je la connais. Je me nourris des mots déjà écrits par d'autres et ça me donne peut-être une certaine liberté, une certaine souveraineté que je n'avais pas en écrivant. C'est possible. C'est quelque chose que je n'ai pas réfléchi dans ces termes-là. Ce que je sais cependant de façon très concrète, c'est qu'après avoir réalisé un film, depuis un certain moment, j'écris un livre. Il y a vraiment une espèce de relais et ça, pour moi, c'est très sain, très salvateur. Faire un film, c'est très combatif. C'est lourd, c'est beaucoup de monde, c'est beaucoup de doutes, c'est beaucoup dans la représentation, c'est beaucoup dans le lien. Alors qu'un livre, c'est très intérieur. Peut-être que le fait de me retricoter, de me refabriquer par l'écriture entre deux films sert les films après.
Dans Chien blanc, Romain Gary dit que «Créer est un risque'. Vous en pensez quoi?
C'est même moi qui dit ça à travers la bouche de Gary! (rires) Mais oui, complètement. Un beau grand risque. Particulièrement pour ce film-là. Je savais que c'est un sujet risqué. Mais tant qu'avoir la chance de faire ce métier-là, je trouve que ça vaut la peine de prendre le risque.