Le réalisateur français d'origine tunisienne Abdellatif Kechiche était de passage à Montréal la semaine dernière pour faire la promotion de son film Vénus noire, qui prend l'affiche chez nous ce vendredi. Le film raconte l'histoire de Saartjie Baartman, une jeune femme native du sud de l'Afrique qui, au début du XIXe siècle, est devenue une attraction à Londres et à Paris à cause de sa morphologie particulière. Exploitée par ses maîtres, humiliée, elle est morte quelques années plus tard de tuberculose et d'alcoolisme.
Vous utilisez votre privilège de réalisateur pour nous montrer l'intimité de cette femme. « J'avais envie d'être au coeur de cette histoire, d'être avec elle mais d'être avec nous, aussi, car nous sommes des spectateurs. Il y a un jeu de miroir dans le film, entre elle et le spectateur - nous. J'aurais pu filmer et raconter cette histoire de façon plus distante, et nous mettre dans une position de spectateur qui regardons un spectacle qui deviendrait presque une fiction, mais je l'ai abordé de telle façon qu'on se sente obligé de s'impliquer dans cette histoire. J'espérais que ça nous bouscule, et que ça nous interroge sur notre regard de spectateur. »
Reste que la curiosité presque malsaine des spectateurs de l'époque est justifiée par une grande ignorance. « Moi, dans le film, je n'accuse pas, alors elle est excusable. Elle l'est aujourd'hui aussi, parce qu'elle existe de la même façon, le voyeurisme existe encore aujourd'hui. Certains spectateurs sont dépités, choqués par le spectacle. Je n'ai pas le sentiment d'incriminer le spectateur de l'époque. C'est sûr que j'ai moins de sympathie pour ceux qui l'ont disséquée, qui l'ont humiliée, que pour les spectateurs qui n'ont fait que regarder un spectacle comme on regarderait aujourd'hui un film. »
Croyez-vous que le film sera compris de la même manière par les sociétés française et québécoise? « J'ai presque - presque! - envie de dire qu'il pourrait être mieux compris ici, parce qu'il n'y a pas une exaspération politique dans la société, aussi visible du moins, que celle qui existe en France. Quand je fais un film comme Vénus noire, ou même comme La graine et le mulet, il est souvent interprété en fonction d'un discours politique que j'aurais, et qui serait accusateur, alors que ce n'est pas le cas. Vénus noire, c'est un film que j'ai fait parce que j'ai été bouleversé par l'histoire de cette femme, parce que je m'interroge sur le sens de l'histoire de cette femme et sur moi-même. C'est presque une invitation à s'interroger sur soi-même, sur ce que nous sommes. »
« On a très peu regardé le film comme j'espérais qu'on le regarde - comme il est en réalité : c'est un film qui raconte une histoire et qui interroge. Je ne suis pas parti de ce questionnement pour raconter l'histoire de Saartjie Baartman, c'est l'histoire qui m'a amené à ce questionnement. J'ai avant tout voulu faire exister cette histoire à l'image, au cinéma, et raconter là où cette histoire m'a interpellé. »
Par le passé, vous avez révélé des actrices comme Sara Forestier et Harfia Kerzi. Dans le cas de Vénus noire, c'est Yahima Torres, une jeune Cubaine, qui incarne le personnage principal, dans un rôle très exigeant. Que cherchez-vous chez elles? « Il y a une part de hasard, une part de chance de rencontrer les actrices qui accompagnent au mieux les films et les personnages qu'elles incarnent. Je crois que j'y suis très attentif : c'est un long travail de recherche... » Certainement une part d'instinct? « Pas vraiment... peut-être. Je n'en suis pas sûr. Quand on rencontre quelqu'un pour quelque chose d'important, on le sait, mais c'est une longue recherche. »
Tenez-vous à ce que les acteurs soient fidèles aux dialogues du scénario? « Je demande toujours qu'on essaie. Après, selon l'acteur, il s'en libère, ou il ne s'en libère pas. J'ai remarqué que souvent, l'acteur pense s'en libérer, au cours des répétitions, mais il y revient finalement. Je ne suis pas du tout autoritaire sur un plateau, surtout avec les acteurs. Je ne les oblige pas à admettre une chose dont je ne suis pas sûr par ailleurs. Il arrive parfois que l'acteur ressente une chose de telle manière qu'elle vous échappe. »
Il y a aussi l'immersion dans des décors et des costumes d'époque qui doit faciliter le travail. « C'est une femme qui pouvait faire rire, qui pouvait faire peur, dont on pouvait se moquer. En le mettant en situation, en spectacle, je me suis rendu compte à quel point cela pouvait être vrai. J'en ai douté tant que je ne l'ai pas mis en situation avec les acteurs. »
Vos films sont souvent plus longs que la moyenne; est-ce nécessaire pour bien raconter l'histoire? « Je ne sais pas. C'est ce que j'essaie de faire. Et j'essaie d'aller à l'encontre des conventions. Le film est long par rapport aux conventions. En Inde, il n'est pas long. Aux États-Unis, il est trop long, il est impossible même. L'histoire est racontée d'une telle façon qui désobéit à ces conventions, qu'il semble inaccessible, mais c'est parce qu'on a des conventions. On a dans notre inconscient une théorie sur la façon de raconter un film. Dès qu'on s'en éloigne, ça crée un inconfort... » Qui peut être volontaire... « Moi j'ai très envie de le créer cet inconfort. Est-ce que j'ai raison ou est-ce que j'ai tort? Je n'en sais rien. Mais j'en ai besoin. »
Vénus noire prend l'affiche ce vendredi à Montréal et à Québec.