C'est pratiquement du jamais vu. Le prestigieux site américain Rotten Tomatoes qui recense les avis de critiques professionnels attribue une note parfaite à Selma et ce, avec plus de 80 commentaires au total! Mais qu'est-ce qui peut bien susciter cet engouement envers cette énième histoire vraie?
Justement, Selma n'est pas un drame biographique comme les autres. Au lieu de reprendre les éternels clichés des biopics où l'enfance, les principaux faits d'armes et la déchéance attendue apparaissent au tournant pratiquement de la même façon, l'action est concentrée sur quelques mois. À ces trois marches dans les rues de Selma en Alabama où Martin Luther King et ses fidèles se sont révoltés dans la non-violence pour les droits civiques.
En décidant de circonscrire l'action dans le temps et dans quelques lieux importants, la réalisatrice Ava DuVernay a vu juste. Elle fonde d'ailleurs toute sa mise en scène sur cette donnée primordiale, filmant au plus près des corps et des nuques, positionnant presque constamment les êtres humains au centre de ses plans et de ses préoccupations.
Une démarche noble pour cette cinéaste afro-américaine qui, à l'instar de son camarade britannique Steve McQueen et de son essentiel 12 Years a Slave, semble mieux comprendre l'Amérique que la majorité de ses citoyens. Connue pour ses projets intimistes (le trop peu vu Middle of Nowhere mérite amplement le détour), elle surprend à la charge de se projet ambitieux, qui explore les sphères privées et publiques de son héros, tout en privilégiant les jeux de coulisses et de stratagèmes de la jungle politique. Par moment, le traitement ressemble à celui du Lincoln de Steven Spielberg, mais en plus trépidant et satisfaisant.
L'impact du long métrage ne serait toutefois pas le même sans la prestation impeccable de David Oyelowo qui chausse à la perfection les chaussures énormes de Martin Luther King. Il y arrive sans jamais le singer ou verser dans la pâle caricature. Au contraire, il est parvenu à s'immerger dans l'essence de son âme, enjôlant de sa voix sensuelle, livrant avec un aplomb implacable les nombreux discours qui enflamment tout le corps. Autour de lui apparaissent des acteurs réputés (comme Oprah Winfrey et Martin Sheen) ou qui méritent davantage de reconnaissance (Wendell Pierce!) dans des rôles qui frôlent parfois la caricature, sans que ça nuise pour autant au rendu final. Les admirateurs de politique américaine se délecteront du combat de coqs que se livrent le toujours jouissif Tom Wilkinson en Lyndon B. Johnson et le pince-sans-rire Tim Roth qui campe un George Wallace sardonique à souhait.
Une scène d'anthologie parmi tant d'autres. La plus éclatante et mémorable étant certainement la dernière marche, celle sur le pont, où le chaos engendré par les gaz et la violence disproportionnée des forces de l'ordre envers des manifestants sans ressource fait hurler de rage et d'incompréhension, rendant rapidement les yeux tristes.
Se tenant généralement loin des pièges mélodramatiques et du didactisme, Selma possède une ampleur inspirante qui pourrait très bien le propulser aux Oscars. Ce serait pleinement mérité. Et à une époque trouble qui ne finit plus de défrayer la manchette pour ses excès d'intolérance (Ferguson, la tragédie de Charlie Hebdo), ses discours de lutte et de résistance pacifique sont non seulement d'actualité, mais elles s'avèrent cruellement nécessaires.