Le Léviathan. Les adeptes de la Bible et les amateurs de la série de jeux vidéo Final Fantasy le connaissent bien. C'est le monstre mythique de la mer qui englobe tout. Indestructible, omniscient, d'une force colossale, on ne veut surtout pas le rencontrer sur son chemin.
C'est pourtant ce qui arrive au héros du film du même nom. Kolia et sa famille sont sur le point d'être expropriés. Même en embauchant un habile avocat de Moscou, la bataille est loin d'être gagnée. Car ce qui ne devait être qu'une joute judiciaire se transforme rapidement en affrontements politiques et religieux qui auront de lourdes conséquences sur les faibles de ce monde.
Cette collusion des pouvoirs (de la mafia, des l'Église...) ne peut qu'entacher les personnages qui cherchent continuellement à se dominer. Entre le maire corrompu qui fait chanter ses habitants, l'avocat qui est loin d'être vertueux, la jeune épouse qui est dépendante à Kolia et le fils adolescent qui ne respecte rien, tout va mal.
Avant d'arriver à cette tragédie aux proportions shakespeariennes, le récit qui aurait très bien pu être un suspense de A à Z prend plutôt la forme de la satire politique. Difficile de ne pas voir cette dénonciation des instances russes et l'humour, tour à tour ironique et sardonique, touche continuellement la cible, s'avérant même hors normes par moments.
Comme il le fait depuis son premier film (le très joli Le retour), le cinéaste Andrey Zvyagintsev mélange l'intimiste à l'universel, développant une histoire riche aux nombreuses épreuves souterraines. C'est parfois un peu gros, pas toujours subtil, mais d'une efficacité indéniable et ce fut suffisant pour lui permettre de remporter le prix du scénario à Cannes et le Golden Globe du meilleur film en langue étrangère.
Sa grande force a toujours été son utilisation des images et c'est cette photographie exemplaire, digne d'un essai de Nuri Bilge Ceylan ou de Carlos Reygadas, qui élève l'opus. Débarrassé de ses influences ampoulées (son maître Tarkovski n'est cependant jamais bien loin) sans pour autant atteindre le pouvoir d'évocation de sa fresque Le bannissement, le réalisateur donne un moule aux mots en créant des manifestations cinématographiques qui sont encore plus lourdes de sens. Ainsi chaque plan a son importance primordiale dans la suite des choses et les nombreuses métaphores sont accompagnées d'un clivage constant entre le silence et le bruit, la nature et la ville.
Contrairement au précédent Elena de son créateur, la musique de Philip Glass n'est pas là pour donner un influx nerveux, circulaire et répétitif aux personnages. Elle ouvre et ferme le long métrage, électrocutant tout ce qui se trouve au milieu. Les âmes tenteront de survivre du mieux qu'elles le peuvent, ce qui ne veut pas dire pour autant que leur bonheur est assuré. Il est pourtant possible de palper ces soubresauts de vie et de luttes grâce aux performances pimentées et justes des comédiens.
En compagnie d'Alexandre Sokurov (Faust, L'arche russe), Andrey Zvyagintsev est certainement le cinéaste russe le plus important de son époque. S'il est un peu long à démarrer, son Léviathan finit par déferler en emportant tout sur son passage. L'ensemble a beau frôler la farce par endroit, l'intelligence de son scénario et la magnificence plastique de ses images ont tôt fait de subjuguer. Et dire qu'un second visionnement risque d'être autant sinon plus intéressant encore...