Au rayon des meilleurs réalisateurs de la planète, les frères Luc et Jean-Pierre Dardenne ne viennent pas loin du sommet. Ils ont obtenu deux Palmes d'Or en transcendant leur art, tout en offrant des rôles incroyables à leurs acteurs et en explorant des sujets essentiels qui sont brûlants d'actualité. La fille inconnue, qui est reparti bredouille du dernier Festival de Cannes, ne fait pas exception.
Comme leur précédent et exceptionnel Deux jours, une nuit, la forme emprunte celle du suspense. On n'est cependant pas dans une nouvelle version de 12 Angry Men, mais dans un thriller d'enquête qui n'hésite pas à emprunter les codes du film noir et de la série B (les fils blancs, les retournements de situations commodes, la dichotomie simpliste entre bons et méchants) pour mieux s'en affranchir. Une fille a été retrouvée sans vie et une médecin (Adèle Haenel) cherche à faire la lumière sur ce qui s'est passé.
Les frangins belges détournent cette investigation volontairement classique pour se concentrer sur l'essentiel. L'héroïne se sent coupable de ne pas avoir ouvert la porte de sa clinique à la victime et elle fera tout pour expier. Cette sensation de «s'ouvrir» aux autres, de quitter ses oeillades et de palper la misère qui existe autour de nous se fait ressentir dans cette quête obsessive pour découvrir le nom de la personne décédée. En nommant l'autre, elle peut enfin exister. C'est toute la condition humaine qui est dévoilée par là.
Elle ne prend pas seulement une forme psychologique, morale et sociale (et même fantomatique, l'esprit de la défunte semblant être partout), mais également politique et économique lorsqu'on décide d'extrapoler sur la situation. Le corps de la fille n'est-il pas celui d'une migrante africaine? En fermant les yeux sur ce qui se passe, en ne se préoccupant pas de son sort, sa population - et donc l'Europe - l'a tout simplement oubliée. Une constatation qui saute aux yeux, surtout en voyant le long métrage en doublé avec l'exceptionnel documentaire italien Fuocoammare de Gianfranco Rosi.
Ce mutisme des hommes et des femmes s'exprime dans le silence et les mensonges de quelques personnages qui croisent la route de la médecin. Cette dernière représente l'écoute patiente et attentive. Cela explique du coup les choix de mise en scène. Réputés pour leur rythme effréné, nerveux et physique où la caméra colle au corps des êtres, les cinéastes offrent ici une réalisation beaucoup plus calme et posée. Les plans souvent larges sont longs et fixes afin de capter autrement le réel. La démarche peut sembler clinique et la froideur des sentiments implose complètement lors d'une finale bouleversante qui fait écho à la première scène du film.
La vitalité de l'ouvrage passe d'abord et avant tout par son actrice principale, qui représente un nouveau jalon des héroïnes fortes dans l'univers du duo après Rosetta et Lorna. La médecin vivra une véritable odyssée intérieure qui la marquera à jamais et qui lui révèlera une part inconnue d'elle qui sommeillait là depuis longtemps. Dans le rôle-titre, Adèle Haenel est impressionnante de rigidité et de retenue, confirmant les espoirs fondés en elle depuis Suzanne et Les combattants. Le reste de la distribution parfaitement au point mélange comme toujours les comédiens non professionnels et les habitués aguerris tels Olivier Gourmet et Jérémie Renier.
La fille inconnue propose d'aller à la rencontre de la vie. C'est celle qui bat difficilement dans le premier plan du film et qui s'impose malgré toutes les horreurs tenues dans l'ombre. Assez différent des précédentes offrandes des frères Dardenne, le long métrage conserve cette humanité combative et ce désir que le cinéma peut également éclairer des existences même si on le considère très souvent comme un simple divertissement. Assurément un des grands crus de 2016.