C'est en forgeant que l'on devient forgeron. Cet adage est la norme pour toutes les disciplines sauf le cinéma. À cause des coûts faramineux de cet art, les cinéastes ont peu de chances de se faire valoir. Si les premiers longs métrages ne font pas mouche au box-office ou ne parcourent pas les festivals en remportant des prix, c'est fini bonsoir. La patience est pourtant de mise. Renoir, Ozu et Fassbinder n'ont-ils pas réalisé des dizaines de films avant de faire leurs chefs-d'oeuvre? Bien sûr, ce n'est pas tout le monde qui a leur talent, mais sans pratiquer, c'est beaucoup plus difficile d'y parvenir.
Cet exercice commence à rentrer pour Charles-Olivier Michaud. Sur le rythme ressemblait à une commande, Exil se perdait dans sa narration ampoulée et son effort hollywoodien One Square Mile n'a jamais pris l'affiche au Québec. Cela n'a pas empêché le jeune metteur en scène de continuer à y croire, d'exercer sa cinéphilie et de se faire la main à la télévision. Avec du talent et des efforts, rien n'est impossible. Voici qu'il débarque avec Anna qui est son meilleur film en carrière.
Le premier tiers du récit est très impressionnant et il débute comme un documentaire où des femmes d'un pays de l'Asie du Sud-Est témoignent devant la caméra. Elles se sont fait kidnapper, violer et battre par leurs ravisseurs. Une journaliste et photographe étrangère (Anna Mouglalis) enquête seule sur ce terrain dangereux et elle risque de l'apprendre à ses dépens. Tout fonctionne ici: les enjeux sur le trafic humain sont expliqués clairement, l'ambiance de la région - difficile de ne pas penser à la Thaïlande - se définit instantanément grâce à une photographie soignée et le sentiment d'urgence (de suspense, de survie...) a tôt fait de se développer. Le tout se termine par un fabuleux plan-séquence à couper le souffle qui marquera les esprits.
La suite est un peu moins heureuse. Notre héroïne se réveille à Montréal auprès de ses proches et elle tente de remonter le fil des événements. La structure narrative morcelée est pratiquement la même que celle que Michaud avait exploitée sur son satisfaisant Snow & Ashes. Il sera question d'errance, de vengeance et de violence, d'une quête où la pression est énorme, mais où les invraisemblances sont également nombreuses. Cette odyssée dans le Chinatown des triades manque un peu de souffle et le semblant d'histoire d'amour cathartique ne fonctionne tout simplement pas. Le cinéaste compense ces faiblesses en soignant à l'extrême sa réalisation. Sa façon de filmer le soir en impose et il a la vivacité d'esprit de rendre hommage à ce qui l'a inspiré, principalement au travail de Nicolas Winding Refn (sa période Drive et surtout Only God Forgives). Il englobe le tout d'une riche partition musicale, gracieuseté de Michel Corriveau.
Le dernier acte est le plus douloureux et il s'avère généralement concluant. La tension demeure dans le tapis et le scénario prend soin de ne pas tomber dans la facilité. La leçon de journalisme peut sembler simpliste et la conclusion appuyée: mais ces mots presque durassiens ont une portée qui dépasse tout. De sa voix feutrée pleine de fumée de cigarette qui évoque Jeanne Moreau, Anna Mouglalis était le meilleur choix pour s'embarquer dans cette aventure. L'actrice française offre une présence obsédante comme elle avait pu le faire par le passé dans le tortueux La vie nouvelle de Philippe Grandrieux et elle est une des raisons principales de s'accrocher à ce voyage au bout de la nuit.
Peut-être le film québécois le plus cinématographique de la cuvée 2015, Anna est le début de grandes choses pour Charles-Olivier Michaud. L'effort n'est pas parfait et il souffre de baisses de régime à mi-chemin. Ce ne sont pourtant que des détails devant cette introduction si électrisante et cette sublime Anna Mouglalis. L'appel de la noirceur est là, pourquoi y résister?